Magistrats et réseaux sociaux

Magistrats et réseaux sociaux

11 mai 2021 // 16h11
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Le 10 mai 2020, M. Benoist Hurel, vice-président chargé des fonctions de juge d’instruction au tribunal judiciaire de Paris et membre du Conseil supérieur de la magistrature, a participé, aux côtés de Mme Marylin MAESO, professeure agrégée de philosophie, à l’émission intitulée Le magistrat et les réseaux sociaux : outil ou piège ? proposée par l’Ecole nationale de la magistrature.

La magistrature est aujourd’hui confrontée à un dilemme : rester en surplomb et donc ne pas recourir aux réseaux sociaux, ce qui laisserait le champ libre à ceux qui ne connaissent pas la justice et empêcherait tout contre discours pourtant nécessaire, ou descendre dans l’arène au risque de la confrontation et de l’alimentation de la polémique permanente.

Qu’on l’approuve ou qu’on le regrette, on ne peut que constater que de très nombreux magistrats, surtout les plus jeunes, sont des utilisateurs réguliers des réseaux sociaux. Ainsi, une étude réalisée par l’ENM en mars 2017 a mis en évidence que 91% des auditeurs disposaient d’un compte Facebook, 20% d’un compte Twitter ou Instagram, et que plus de 20% faisaient un usage quotidien des réseaux sociaux. Il faut d’ailleurs se garder d’une vision exclusivement dépréciative de cette réalité : la présence des magistrats sur les réseaux sociaux a permis l’émergence d’une parole libre dans le débat public, laquelle favorise un dialogue parfois fructueux entre ces derniers, les avocats et les journalistes.

Une typologie sommaire des réseaux sociaux peut être établie, qui permet de différencier les risques auxquels ils soumettent les magistrats qui y recourent :

  • les réseaux fermés exposent peu leurs utilisateurs, même si la trahison de l’un des membres ne peut jamais être totalement exclue, à l’instar de ce qui existe déjà avec les listes de discussion par mel ;
  • les réseaux principalement voués à l’exposition de soi peuvent générer une confusion entre une expression privée ou semi privée et une réception publique de cette expression. Ils peuvent aussi aboutir à des formes très graves de déstabilisation du magistrat concerné, via la connaissance acquise par le justiciable d’éléments de sa vie privée (exemple d’une vidéo analysant le compte du juge d’instruction qui était saisi du meurtre de Sarah Halimi pour en tirer des conséquences sur les décisions qu’il a rendues) ;
  • les réseaux dédiés à l’expression publique et politique qui sont ceux qui comportent le plus de risques, notamment quand ils procèdent du pseudonymat.

 

La création d’un compte privé destiné à un cercle restreint est sans doute de nature à limiter la responsabilité disciplinaire d’un magistrat. A l’inverse, une expression inappropriée sous un pseudonyme ne le protégerait nullement dans le cas où il viendrait à être identifié. Mais surtout, ces aménagements à la publicité procurent un faux sentiment de protection, et peuvent devenir un facteur majeur de risque dans la mesure où ils conduisent à désinhiber l’expression et, partant, à lui faire encourir des reproches.

D’une manière générale, les magistrats sont incités à observer une certaine prudence sur les réseaux sociaux. Quelles limites s’imposent à eux dans ce cadre : peuvent-ils ouvrir un compte sous leur identité ou sous un pseudonyme ? Dans quelle mesure peuvent-ils évoquer leur métier ? Internet a-t-il généré des problématiques déontologiques propres ou n’a t-il fait qu’importer dans le champ numérique des problématiques préexistantes ?

Dans son utilisation des réseaux sociaux, le magistrat doit s’interroger sur l’image de l’institution judiciaire qu’il renvoie. Une éthique du comportement en ligne est sans doute à développer pour les magistrats mais plus généralement pour tous les citoyens, ce qui contribuerait à une amélioration du niveau général très décevant du débat public.

Sont rappelés ci-après les sources et les précédents disciplinaires de nature à donner des repères aux magistrats.

Les sources

Rapport du Réseau francophone des conseils de la magistrature judiciaire (RFCMJ) : Les réseaux sociaux et la magistrature : un magistrat branché : à quelles conditions ?

Guide de la CEPEJ sur la communication de décembre 2018 : Guide sur la communication des tribunaux et des autorités judiciaires de poursuite pénale avec le public et les média

Office des Nations unies contre les drogues et le crime : Lignes directrices sur l’utilisation des médias sociaux par les juges

Fiche établie par la direction des services judiciaires: Du bon usage des réseaux sociaux à titre privé

Recueil des obligations déontologiques des magistrats 

Nul n’est à l’abri des excès et dérives des réseaux sociaux, même lorsqu’il n’y est pas lui-même acteur, le comportement d’un magistrat pouvant être médiatisé par ce biais.

Il est ainsi fréquent que des propos, des comportements d’audience ou encore des prises de position lors de conférences ou colloques, soient enregistrés, diffusés ou relayés sur les réseaux sociaux à l’insu du magistrat, leur donnant un caractère public, et soient utilisés pour mettre en cause son impartialité ou le respect de ses obligations déontologiques.

Lorsque le magistrat a recours aux réseaux sociaux, cet usage doit s’accorder avec le respect de ses obligations déontologiques.

Le degré de prudence s’apprécie différemment selon que le magistrat s’exprime sur les réseaux sociaux sans faire état de sa qualité pour traiter de sujets n’ayant rien à voir avec son activité professionnelle ou, au contraire, qu’il fait état de cette qualité pour commenter l’actualité judiciaire ou juridique.

Dans tous les cas, il garde à l’esprit qu’il peut être identifié ; il s’enquiert en amont du degré de confidentialité et de publicité de ses publications.

Il veille, dans la création de son profil (nom ou pseudonyme, photographies ou images associées, mention, choix de faire apparaître sa qualité de magistrat...) et dans la « ligne éditoriale » de son compte, à respecter son devoir de dignité, à ne pas avoir recours à des propos injurieux ou indélicats, et à ne pas renvoyer une image susceptible de nuire à l’institution. 

Le prétendu anonymat qu’apporteraient certains réseaux sociaux ne saurait affranchir le magistrat des devoirs de son état, en particulier de son obligation de réserve, gage pour les justiciables de son impartialité et de sa neutralité.

L’usage des réseaux sociaux par le magistrat qui y siège ou y requiert, pendant ou à l’occasion d’une audience est, à l’évidence, incompatible avec ces devoirs.

Même lorsque l’usage des réseaux sociaux vise à renvoyer une image plus humaine de la fonction, notamment par des illustrations, le serment du magistrat lui interdit d’évoquer des situations individuelles qu’il a traitées d’une manière qui permettrait de les identifier.

Il garde en mémoire que ses publications sont toujours susceptibles d’atteindre un groupe plus large que celui de ses correspondants directs, par le biais de partages, de captures d’écran ou de montages. Tout message diffusé sur les réseaux sociaux échappe immédiatement à son auteur et peut être diffusé largement, sans son autorisation, y compris s’il l’a effacé.

Si le terme « ami », employé pour désigner les personnes qui acceptent d’entrer en contact par les réseaux sociaux, ne renvoie pas à des relations d’amitié au sens traditionnel du terme, l’existence de contacts entre « amis » ne suffit pas à caractériser une situation de partialité. Il n’en reste pas moins prudent d’éviter d’accepter comme « ami » un individu dont le magistrat a, ou a eu, le dossier en charge.

Hypothèse où le magistrat fait usage des réseaux sociaux sous son véritable nom

Même s’il ne fait aucune référence à sa fonction, le magistrat est alors directement identifiable par les tiers.

Lorsqu’il fait état de sa qualité, il veille, notamment dans la création de son profil (« fiche d’identité ») et dans ses messages, à ne pas faire douter de son impartialité dans les contentieux qu’il traite.  

Hypothèse où le magistrat fait usage des réseaux sociaux sous pseudonyme

Parce que le magistrat n’en est pas moins identifiable par recoupements, les mêmes prescriptions s’imposent.

L’anonymat ne l’autorise bien évidemment pas à s’affranchir de ses obligations déontologiques. Il s’astreint donc à conserver un ton compatible avec ses devoirs et son état.

Lorsque le magistrat est amené à s’exprimer sur les réseaux sociaux de manière anonyme, la prudence commande qu’il ne tienne que des propos qu’il soit capable d’assumer s’il venait à être identifié.

Hypothèse où le magistrat administre le compte d’une juridiction ou d’un chef de juridiction

La communication reste alors institutionnelle et respecte les mêmes règles d’impartialité apparente. Elle ne porte pas d’appréciation, positive ou négative, sur une décision rendue.

Vous trouverez l'intégralité de la charte déontologique sur le site du conseil d'État ici.

Les saisines disciplinaires

Très peu de décisions ont été rendues sur cette thématique qui donne également lieu à des plaintes devant la commission d’admission des requêtes du Conseil supérieur de la magistrature ou à des saisines du Service d’aide et de veille déontologique voire des chefs de cours d’appel.

Certaines situations se rapportent au risque de déstabilisation du magistrat par la connaissance de sa vie privée exposée sur les réseaux sociaux (suspicion de partialité en raison d’un engagement politique du magistrat, traitement d’une procédure d’un ami Facebook ou d’une personne avec laquelle le magistrat a échangé sur un site de rencontre…). Les magistrats pourraient être mieux protégés des risques de pressions de cette nature.

D’autres situations font référence à une prise de position publique en lien avec l’exercice des fonctions d’un magistrat.

Les deux formations disciplinaires du Conseil ont eu à connaître de la même affaire, la première ayant estimé que par l’utilisation inappropriée qu'il a faite d’un réseau social durant le déroulement d'un procès d'assises, le magistrat a manqué à son obligation de dignité et à son obligation de réserve, gage pour les justiciables de son impartialité et de sa neutralité, et porté atteinte à la confiance que les justiciables doivent pouvoir accorder aux décisions de justice (CSM Siège, 30 avril 2014, S212), la seconde ayant considéré que, par l’utilisation inappropriée qu'il a faite d’un réseau social durant le déroulement d'un procès d'assises, le magistrat a manqué à ses obligations de neutralité, de dignité, d'impartialité et de délicatesse à l'égard des justiciables et porté atteinte à la confiance que les justiciables doivent pouvoir accorder aux décisions de justice (CSM Parquet, 29 avril 2014, P077).

Le Conseil a, par ailleurs, affirmé que la publication sur un réseau social, d’attestations produites dans une procédure disciplinaire, est de nature à constituer un manquement au devoir de réserve qui s’impose à tout magistrat, étant relevé que leur évocation lors d’une précédente audience publique, ne saurait justifier la publicité donnée a posteriori à des témoignages dont la teneur est de nature à mettre en cause le fonctionnement de la justice et à porter atteinte à son image (CSM Siège, 16 décembre 2020, S 239).

Il a enfin jugé que la diffusion par un magistrat sur les réseaux sociaux d'un message aux fins de recueillir des preuves dans une procédure le concernant à titre privé est susceptible de porter atteinte à l'image et à l'autorité de l'institution judiciaire si elle suscite une confusion dans l'esprit des utilisateurs sur la nature de la démarche (CSM Siège, 11 septembre 2019, S233 ).