Conseil d'État, Section du contentieux, 6ème et 1ère sous-sections réunies

Date
11/05/2016
Qualification(s) disciplinaire(s)
Manquement au devoir de délicatesse à l’égard des supérieurs hiérarchiques, Manquement au devoir de délicatesse à l’égard des auxiliaires de justice, Manquement au devoir de loyauté à l’égard des supérieurs hiérarchiques, Manquement aux devoirs liés à l’état de magistrat, Manquement au devoir de probité (obligation de préserver la dignité de sa charge), Manquement au devoir de probité (devoir de préserver l’honneur de la justice), Manquement au devoir de probité (devoir de maintenir la confiance du justiciable envers l’institution judiciaire)
Décision
Rejet du pourvoi
Mots-clés
Délicatesse
Rétrogradation
Loyauté
Lanceur d'alerte
Immixtion dans une procédure
Fonction
Conseiller de cour d'appel
Résumé
Après les avoir souverainement appréciés, sans les dénaturer, le Conseil supérieur de la magistrature n'a pas donné aux faits une inexacte qualification juridique, ni entaché sa décision d'erreur de droit, en estimant qu'ils étaient constitutifs de violations, par M. X, des obligations de son état de magistrat et de son devoir de dignité, d'honneur, de réserve, de délicatesse, de loyauté à l'endroit des chefs de cour, de prudence, et qu'ils portaient atteinte à l'image de la justice et à son crédit, et étaient, par suite, de nature à justifier une sanction disciplinaire

CONSEIL D'ETAT PD
statuant
au contentieux
N° 388152 REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
M. X
Mme Mireille Le Corre
Rapporteur Le Conseil d'Etat statuant au contentieux
(Section du contentieux, 6ème et lère sous-sections réunies)
Mme Suzanne von Coester
Rapporteur public Sur le rapport de la 6ème sous-section
de la Section du contentieux
Séance du 13 avril 2016 Lecture du 11 mai 2016
Vu la procédure suivante :
Par une décision du 19 décembre 2014, le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège, a prononcé à l'encontre de M. X, conseiller à la cour d'appel de xxxx, la sanction de rétrogradation, en application du 5° de l'article 45 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, et des mémoires, enregistrés les 19 février 2015, 19 mai 2015, 23 mars et 12 avril 2016, au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. X demande au Conseil d'Etat
1°) d'annuler cette décision du Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
M. X soutient que :
- la décision litigieuse a été prise en méconnaissance du principe d'impartialité des juridictions, garanti notamment par les stipulations de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- elle méconnaît le principe non bis in idem, constitutionnellement et
conventionnellement garanti ;
- elle est entachée de plusieurs dénaturations des faits et pièces du dossier ;
- elle est entachée de plusieurs erreurs dans la qualification juridique des faits, relatives à son immixtion dans une procédure dont il n'avait pas la charge, à l'avantage

qu'il aurait obtenu, aux manquements à la réserve, à la délicatesse, à la prudence et aux devoirs de l'état de magistrat ;
- le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège, a entaché sa décision d'une dénaturation des faits de l'espèce, d'une erreur de qualification juridique des faits et d'une erreur de droit en jugeant que le statut de « lanceur d'alerte » qu'il invoquait comme fait justificatif à son comportement ne pouvait être invoqué, en l'espèce, au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme ;
- le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège, a commis une erreur de droit en jugeant que la mise en cause réitérée par le requérant de l'impartialité du procureur de la République dans différents courriers à. l'attention du procureur et du procureur général près la cour d'appel d' xxxx caractérisait de graves manquements à la délicatesse ;
- le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège, a commis une erreur de droit en décidant la sanction de rétrogradation sans prononcer en même temps une sanction de déplacement d'office, alors qu'un magistrat du second grade ne peut occuper d'emploi dans une cour d'appel.
Par un mémoire en défense, enregistré le 29 février 2016, le garde des sceaux, ministre de la justice, conclut au rejet de la requête. 11 soutient que les moyens soulevés par le requérant ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier ; Vu
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales ;
- l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 ; - le décret n° 93-21 du 7 janvier 1993 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Mireille Le Corre, maître des requêtes,
- les conclusions de Mme Suzanne von Coester, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP AA, avocat de M. X ;
1. Considérant qu'aux termes de l'article 45 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature : « Les sanctions disciplinaires applicables aux magistrats sont : / 1° Le blâme avec inscription au dossier ; /2° Le déplacement d'office ; / 3° Le retrait de certaines fonctions ; / 3° bis L'interdiction d'être nommé ou désigné

dans des fonctions de juge unique pendant une durée maximum de cinq ans 7 4° L'abaissement d'échelon ; / 4° bis L'exclusion temporaire de fonctions pour une durée maximum d'un an, avec privation totale ou partielle du traitement ; / 5° La rétrogradation ; / 6° La mise à la retraite d'office ou l'admission à cesser ses fonctions lorsque le magistrat n'a pas le droit à une pension de retraite ; / 7° La révocation. » ;
2. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la garde des sceaux a saisi, le 24 juillet 2013, le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège, de faits motivant des poursuites disciplinaires à l'encontre de M. X, conseiller à la cour d'appel de xxxx ; qu'il était reproché à ce dernier d'avoir utilisé Sa qualité de magistrat, dans une affaire privée, pour entrer en contact avec le procureur de la République près le tribunal de grande instance de xxxx et la gendarmerie de xxxx et demander que certaines vérifications soient effectuées dans un délai très bref, d'avoir porté des appréciations sur le déroulement de l'enquête et remis en cause l'impartialité du procureur de la République de xxxx dans de nombreux courriers, de s'être inscrit dans une démarche polémique, de s'être posé en victime et d'avoir donné aux incidents dénoncés une importance disproportionnée, notamment par l'envoi de nombreux courriers mettant en cause de façon injustifiée le comportement professionnel et la probité du procureur de la République de xxxx, des deux procureurs généraux qui se sont succédés à la cour d'appel d' xxxx depuis le début de cette affaire et de la première présidente de la dite cour, d'avoir médiatisé le litige qui l'opposait aux gendarmes de la brigade de xxxx, d'avoir remis en cause la qualité de l'enquête diligentée par le parquet de xxxx ainsi que les
décisions du parquet général d' xxxx, de s'être exprimé comme président de la cour d'assises du xxxx, et d'avoir distribué à l'ensemble des magistrats de la cour d'appel un document portant de graves accusations ; que, par une décision du 19 décembre 2014, le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège, a prononcé à son encontre la sanction de rétrogradation, en application du 5° de l'article 45 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 cité ci-dessus ; que le requérant demande l'annulation de cette décision ;
Sur la régularité de la décision attaquée :
3. Considérant que si M. X fait valoir que le président de la formation disciplinaire, d'une part, l'aurait interrompu à plusieurs reprises, alors qu'il donnait des explications à l'audience, pour lui demander d'abréger ses observations et, d'autre part, aurait indiqué que l'affaire concernant M. X était sans rapport avec une autre affaire, mise en avant par l'intéressé, dans laquelle des policiers auraient établi de façon concertée des rapports mensongers, ces circonstances ne sauraient par elles-mêmes mettre en cause l'impartialité de la procédure ayant conduit à la décision contestée au regard des principes rappelés par les stipulations de l'article 6 paragraphe 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Sur le bien fondé de la décision attaquée :
4. Considérant, en premier lieu, qu'aux termes de l'article 44 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature : « En dehors de toute action disciplinaire, l'inspecteur général des services judiciaires, les premiers présidents, les procureurs généraux et les directeurs ou chefs de service à l'administration centrale ont le pouvoir de donner un avertissement aux magistrats placés sous leur autorité. (...) » ; qu'aux termes de l'article 246 du code de procédure pénale « En cas d'empêchement survenu avant

l'ouverture de la session, le président des assises est remplacé par ordonnance du premier président./ Si l'empêchement survient au cours de la session, le président des assises est remplacé par l'assesseur du rang le plus élevé. » ; que M. X fait valoir que la première présidente de la cour d'appel d' xxxx a, d'une part, le 23 novembre 2012, pris une décision le remplaçant sur le fondement de l'article 246 du code de procédure pénale, dans ses fonctions de président de la cour d'assises au titre du quatrième trimestre 2012 et, d'autre part, le 14 mai 2013, sur le fondement de l'article 44 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 précité, prononcé un avertissement à son encontre ; que M. X ne saurait utilement contester la légalité de ces décisions, qui ne sont pas l'objet du présent litige ; que, par ailleurs, l'ordonnance le remplaçant dans les fonctions de président de la cour d'assises, et l'avertissement, qui ne constituent pas des sanctions disciplinaires, ont été pris dans l'intérêt du service et pour le bon fonctionnement de celui-ci ; qu'ainsi le requérant ne saurait soutenir qu'il aurait été sanctionné plusieurs fois à raison des mêmes faits, en méconnaissance du principe non bis in idem ;
5. Considérant, en deuxième lieu, que, pour justifier le comportement ayant donné prise à certains des griefs, M. X s'était prévalu, devant le Conseil, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège, du statut de « lanceur d'alerte » qui aurait dû conduire, selon lui, à protéger sa prise de parole publique portant sur des faits de discrimination ; que le Conseil a, dans le cadre de son pouvoir d'appréciation souveraine sur les faits et pièces du dossier, estimé que les faits ainsi mis en avant ne révélaient aucun comportement de la part des gendarmes de xxxx caractérisant une discrimination susceptible de justifier le comportement ultérieur de M. X en tant que « lanceur d'alerte » ; qu'au demeurant, il appartient à tout magistrat, même lorsqu'il estime être un « lanceur d'alerte », de respecter les obligations déontologiques inhérentes à son statut ; que ce faisant, le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège, n'a pas méconnu les stipulations de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales relatives à la liberté d'expression ;
6. Considérant, en troisième lieu, que le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège, a retenu que la remise en cause réitérée de l'impartialité du procureur de la République dans les différents courriers de M. X à l'attention du procureur et du procureur général près la cour d'appel d' xxxx, caractérisait de graves manquements à la délicatesse ; que si M. X soutient qu'en demandant, en qualité de plaignant, le dépaysement du dossier, il n'a fait qu'exercer son droit, comme tout citoyen concerné par une enquête du parquet, de mettre en oeuvre les dispositions de l'article 43 du code de procédure pénale, qui permet à tout intéressé de demander la transmission de la procédure au procureur de la République du tribunal de grande instance le plus proche du ressort de la cour d'appel, le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège, a pu, sans commettre d'erreur de droit, sur le fondement de faits qu'il a souverainement appréciés, estimer qu'aucun fait ou comportement ne justifiait de tels agissements ;
7. Considérant, en quatrième lieu, que le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège, a relevé que M. X s'était immiscé dans un dossier dont il n'avait pas la charge et sur lequel il ne disposait d'aucune prérogative au titre de ses fonctions de magistrat, et avait invoqué sa qualité professionnelle, en dehors de l'exercice de ses fonctions ; qu'il avait adressé une lettre au colonel commandant le groupement de gendarmerie du xxxx dénonçant un comportement à son égard alors qu'il s'était prévalu à tort de ses fonctions lors de sa venue à la gendarmerie ; qu'il avait mis en cause de manière injustifiée et sans discernement la probité et la déontologie de plusieurs magistrats ;

qu'il avait diffusé aux magistrats de la cour d'appel un document contenant de graves accusations à l'encontre des chefs de cour et de plusieurs autres magistrats ; qu'il avait proposé un « arrangement » à un adjudant chef commandant de brigade de gendarmerie en vue d'un retrait de la plainte déposée à son encontre et utilisé des termes constitutifs d'une intimidation et de pression ; qu'après les avoir souverainement appréciés, sans les dénaturer, le Conseil n'a pas donné aux faits une inexacte qualification juridique, ni entaché sa décision d'erreur de droit, en estimant qu'ils étaient constitutifs de violations, par M. X, des obligations de son état de magistrat et de son devoir de dignité, d'honneur, de réserve, de délicatesse, de loyauté à l'endroit des chefs de cour, de prudence, et qu'ils portaient atteinte à l'image de la justice et à son crédit, et étaient, par suite, de nature à justifier une sanction disciplinaire ;
8. Considérant, en cinquième lieu, que compte tenu du caractère répété et de la gravité des faits reprochés à M. X, la sanction de rétrogradation, prévue à l'article 45 de l'ordonnance du 22 décembre 1958, qui lui a été infligée n'est pas hors de proportion avec les fautes commises et a pu, dès lors, être légalement prise par le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège ;
9. Considérant, en sixième lieu, qu'aux termes de l'article 46 de l'ordonnance du 22 décembre 1958: « Si un magistrat est poursuivi en même temps pour plusieurs faits, il ne pourra être prononcé contre lui que l'une des sanctions prévues à l'article précédent. / Une faute disciplinaire ne peut donner lieu qu'à une seule de ces peines. Toutefois, les sanctions prévues aux 3°, 3° bis, 4°, 4° bis et 5° de l'article 45 peuvent être assorties du déplacement d'office. (...) » ; que l'article 3 du décret du 7 janvier 1993 visé ci-dessus pris pour l'application de l'ordonnance du 22 décembre 1958 prévoit les différentes fonctions que les magistrats du second grade de la hiérarchie judiciaire sont appelés à exercer et notamment, aux termes du 2° de cet article, les fonctions de « juge placé auprès d'un premier président de cour d'appel » ; qu'il suit de là que, contrairement à ce que soutient le requérant, la sanction de rétrogradation au second grade dont il a fait l'objet n'était pas incompatible avec l'exercice de fonctions exercées dans le ressort de la cour d'appel de xxxx dès lors qu'il pouvait y exercer les fonctions de juge placé auprès d'un premier président, correspondant à son nouveau grade ; qu'en outre, dans l'hypothèse où il n'exercerait pas de telles fonctions après la sanction de rétrogradation, il lui appartiendrait de se porter candidat sur d'autres postes correspondant à son nouveau grade ; qu'ainsi, il ne saurait être soutenu que le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège, aurait méconnu les dispositions citées ci-dessus en n'assortissant pas la sanction litigieuse d'un déplacement d'office ;
10. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que M. X n'est pas fondé à demander l'annulation de la décision qu'il attaque ;
11. Considérant que les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'État qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante ;
DECIDE:

N°388152 6
Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. X et au garde des sceaux, ministre de la justice.