Avis de la formation plénière du Conseil supérieur de la magistrature du 4 décembre 2014

4 décembre 2014
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AVIS

De la formation plénière du Conseil supérieur de la magistrature

 

Saisine du garde des Sceaux du 25 mars 2013

 

A la suite de propos « tenus (…) par plusieurs personnalités politiques pouvant être interprétés comme mettant en cause l’honneur et la probité ainsi que le comportement professionnel » de juges d’instruction, le garde des Sceaux a saisi le 25 mars 2013 la formation plénière du Conseil supérieur de la magistrature, en application de l’article 65 de la Constitution, sur les « conséquences de ces propos sur le bon fonctionnement de l’institution judiciaire et sur la sérénité de la Justice ».

Le Conseil supérieur de la magistrature avait immédiatement publié un communiqué après les déclarations faites en conclusion d’un entretien avec un journaliste de la radio Europe 1, le 22 mars 2013, par M. Henri Guaino, député, selon lesquelles une décision de mise en examen avait « déshonoré (…) un homme, (…) les institutions, (…) la justice ». Le Conseil avait alors rappelé « le respect qui est dû au principe d’indépendance de la Justice, consacré à l’article 64 de la Constitution et commun aux traditions juridiques des Etats européens », ainsi que les termes de la Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres du Conseil de l’Europe, adoptée le 17 novembre 2010, explicitant les exigences concrètes inhérentes à la séparation des pouvoirs : « S’ils commentent les décisions des juges, les pouvoirs exécutif et législatif devraient éviter toute critique qui porterait atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire ou entamerait la confiance du public dans ce pouvoir ».

Afin de traiter plus spécifiquement la question posée par la demande d’avis de « l’interprétation possible des dispositions statutaires afin d’assurer la sérénité de la Justice et le maintien de son bon fonctionnement », et indépendamment de tout jugement et appréciation sur la portée des propos à l’origine de cette saisine, la formation plénière du Conseil a procédé par la suite à des auditions d’experts, d’anciens gardes des Sceaux et de parlementaires, du président du conseil national des barreaux, des représentants de la conférence des premiers présidents et de la conférence des procureurs généraux et des organisations syndicales de magistrats. Il a par ailleurs bénéficié des notes établies par son  Secrétariat général,  ainsi que  par le Service de documentation, des études et du rapport de la Cour de cassation, le bureau de droit comparé du Service des affaires européennes et internationales, ainsi que d’états statistiques établis notamment par la direction des affaires criminelles et des grâces et la direction des services judiciaires de la Chancellerie.

Alors que les propos en cause ont donné lieu à une procédure pénale toujours en cours, l’avis du Conseil n’entend pas se prononcer sur cette affaire particulière, afin de mieux répondre à la demande d’avis qui lui a été adressée.

1. La question posée au Conseil doit conduire à concilier le principe fondamental de l’indépendance de la Justice, reconnu par l’article 64 de la Constitution, sans laquelle il n’est pas d’État de droit, d’une part, et la liberté d’expression, à laquelle la Cour européenne des droits de l’homme attache une valeur toute particulière notamment lorsqu’il s’agit de propos tenus par des parlementaires, d’autre part.

Le premier élément de réponse consiste à s’interroger sur les limites qui peuvent être apportées aux critiques contre les magistrats.

La liberté d’expression, consacrée notamment par l’article 11 de la Déclaration du 26 août 1789, l’article 10 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et l’article 19 § 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques doit s’inscrire dans certaines limites. Celles-ci sont, notamment, prévues par l’article 10 § 2 de la Convention, qui dispose en particulier que : « L’exercice de ces libertés […] peut être soumis à certaines […] conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, […] à la protection de la réputation […] ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire »[1]. Cependant, selon la Cour européenne des droits de l’homme, « l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des discours politiques ou de questions d’intérêt général »[2]. La liberté d’expression implique en effet qu’un débat public puisse avoir lieu sur toutes les « questions d’intérêt général », parmi lesquelles la Cour range le « fonctionnement de la Justice »[3].  Les ingérences dans la liberté d’expression des parlementaires sont soumises à un contrôle d’autant plus strict que, « précieuse pour chacun, la liberté d'expression l'est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts », ainsi que le rappelait la Cour dans son arrêt du 23 avril 1992, dans l’affaire Castells c. Espagne[4]. La Cour a également jugé que « bien que l’on ne puisse dire qu’ils s’exposent sciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes exactement comme c’est le cas des hommes politiques, les magistrats peuvent faire l’objet dans l’exercice de leurs fonctions de critiques qui demeurent acceptables dans une limite plus large que pour les citoyens ordinaires »[5].

Pour autant, cette jurisprudence s’attache aussi à protéger la Justice « contre des attaques destructrices dénuées de fondement sérieux »[6]. Selon une jurisprudence bien établie, la légitimité des limites susceptibles d’être apportées à la liberté d’expression dépend de leurs finalités ainsi que de leur proportionnalité par rapport à leurs objectifs. S’agissant d’une restriction apportée à la liberté d’expression, « les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier [doivent apparaître] " pertinents et suffisants " »[7].  Dépassent ainsi les limites de la liberté d’expression protégée par la Convention des propos qui exercent une influence néfaste sur l’impartialité de l’autorité judiciaire ou qui portent atteinte à la confiance des citoyens en celle-ci[8], mais seules des mesures proportionnées peuvent alors être adoptées.

Sur cette condition de proportionnalité, l’arrêt du 15 juillet 2010, Dumas c. France, juge que la condamnation pénale d’un ancien ministre pour avoir rapporté dans un livre des propos outranciers qu’il avait tenus à l’égard de magistrats du ministère public lors d’une audience correctionnelle (avant d’être relaxé par la cour d’appel), n’était  pas « une mesure nécessaire, dans une société démocratique » et violait donc l’article 10 précité. La Cour avait cependant tenu à souligner que l’auteur du livre avait pris soin de marquer ses distances à l’égard de ses propres outrances, en décrivant sa perte de contrôle lorsqu’il avait eu cette réaction colérique. La Cour avait aussi attaché une importance particulière au fait que des poursuites n’avaient pas eu lieu au moment où ces propos avaient été tenus.[9] La Cour souligne également que les juridictions nationales doivent replacer les commentaires litigieux dans leur contexte et, « à cet égard, rappelle que le style est une composante de la communication en tant que forme d’expression, et qu’il est à ce titre protégé comme l’est la teneur du message exprimé », ce qui, s’agissant notamment de commentaires d’une décision de justice faits par un universitaire dans une revue trimestrielle de droit, doit conduire à admettre que des commentaires même « rudes et pouvant passer pour insultants » ne franchissent pas les limites de la liberté d’expression.[10]

 

Il n’existe pas d’arrêt de la Cour portant sur de tels propos de parlementaires ou d’hommes politiques à l’égard de magistrats et sur des poursuites exercées contre les auteurs de ces propos à un moment où les magistrats sont encore chargés des affaires ayant donné lieu à ces attaques.

 

Il ressort cependant de l’ensemble de sa jurisprudence, qui s’attache aux finalités poursuivies par les limitations apportées à la liberté d’expression et au contrôle de leur proportionnalité, que la Justice doit être préservée d’attaques susceptibles d’apparaître « destructrices ». La Cour rappelle en effet régulièrement qu’il « convient […] de tenir compte de la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société. Comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, son action a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer. Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger celle-ci contre des attaques destructrices dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir »[11].

 

 

2. Le dernier point souligné par la Cour est fondamental. Les attaques visant les magistrats dans des affaires dont ils continuent d’avoir la charge sont d’autant plus « destructrices » que ces derniers ne peuvent, par nature, ni contre-attaquer, ni se défendre, ni même prendre simplement la parole ou la plume pour expliquer la réalité de leurs actions. Un magistrat ne saurait en effet réagir lui-même sauf à prendre le risque de voir son impartialité objective suspectée et d’être de ce fait l’objet d’une procédure de récusation. 

Le constat qu’il importe de faire est que de telles attaques dans des affaires en cours sont potentiellement ravageuses. Si les magistrats ont l’imprudence d’y répondre, ils seront privés  des moyens d’accomplir leur mission dans l’affaire concernée puisqu’ils en seront dessaisis. En revanche, la circonstance qu’ils n’ont en réalité que le choix de se taire crée un risque d’autant plus fort que la confiance du public dans la Justice soit ébranlée. Ce dernier peut en effet croire que le fait qu’elles ne suscitent précisément aucune réponse ni aucune explication en retour emporte, selon toute apparence, confirmation de la pertinence de ces critiques.

 

3. Il en résulte que seuls des tiers peuvent agir ou réagir en lieu et place des magistrats concernés, mais que leur action doit être d’autant plus vigoureuse que l’effet de ces attaques est potentiellement « destructeur » pour le fonctionnement de la Justice et son crédit aux yeux du public. Partant du constat que, même lorsque des attaques outrepassent les limites de la liberté d’expression, elles ne peuvent donner lieu à une réponse du ou des magistrats directement concernés, le Conseil est d’avis que celles-ci appellent une réaction proportionnée mais aussi rapide que possible de la part des autorités garantes de cette indépendance.  

 

4. Une première possibilité d’action est de caractère pénal. Il existe en France comme dans quelques pays européens (Belgique, Italie, Lituanie, Luxembourg), des dispositions pénales spécifiques réprimant l’outrage à magistrat (article 434-24 du code pénal). Constitue également en France une infraction, rarement réprimée en fait, le fait de jeter le discrédit sur une décision de justice (article 434-25 du code pénal).  La protection des magistrats peut être aussi assurée par le biais de l’infraction de diffamation envers une personne dépositaire de l’autorité publique (article 30 de la loi du 29 juillet 1881), comme c’est également le cas en Autriche, en Espagne, aux Pays- Bas, en Pologne, en République tchèque et en Suède. 

 

La question de la compatibilité de ces dispositions avec la jurisprudence européenne précitée a été posée devant la Chambre criminelle, qui a jugé par deux fois que la répression pénale sur le fondement de l’article 434-24 du code pénal pouvait être justifiée par les dispositions du second paragraphe de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, dans la mesure où l’exercice de la liberté d’expression peut être soumis à certaines restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent dans une société démocratique, des mesures nécessaires, notamment, pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire[12]. Il est particulièrement significatif que la Chambre criminelle ait jugé qu’une cour d’appel avait pu retenir que le fait, pour un député, lors d’une réunion électorale, d’affirmer publiquement qu’il ne respectait pas un procureur de la République et un juge d’instruction « qui se sont transformés en commissaires politiques, qui ont outrepassé leurs droits et sali la magistrature, préférant s’attaquer aux élus de la droite plutôt que de s’attaquer aux voyous », caractérisait l’outrage à magistrat[13]. Dans ce dernier arrêt du 3 janvier 2012, la Chambre criminelle a rejeté le moyen selon lequel l’arrêt attaqué avait méconnu les dispositions conventionnelles précitées au motif que, « si toute personne a droit à la liberté d'expression et si le public a un intérêt légitime à recevoir des informations relatives aux procédures pénales ainsi qu'au fonctionnement de la justice, l'exercice de ces libertés comporte des devoirs et des responsabilités et peut être soumis, comme en l'espèce où les limites admissibles de la liberté d'expression dans la critique de l'action de magistrats ont été dépassées, à des restrictions ou sanctions prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la dignité du magistrat ou au respect dû à la fonction dont il est investi »[14].

 

Pour lui conserver cependant une sévérité strictement proportionnée à ses finalités, ce dispositif pénal ne doit sans doute pas être renforcé quant aux peines maximales susceptibles d’être prononcées (actuellement un an d’emprisonnement et 15.000 euros d’amende). Aller plus loin, comme certains l’ont suggéré, ferait probablement encourir un risque au regard de l’exigence de proportionnalité attachée par la Cour aux limites susceptibles d’être apportées à la liberté d’expression, notamment dans le cas de propos émanant d’un parlementaire ou, plus généralement, d’une personnalité politique. Le plus sage semble, à cet égard, de ne modifier ni les incriminations, ni les sanctions actuelles.

 

5. Des réformes sont cependant nécessaires, non pas dans la définition de ces infractions, mais dans la mise en œuvre des poursuites. Pour atteindre les objectifs consistant à préserver l’impartialité de la Justice et la confiance du public contre toute attaque pouvant apparaître destructrice à cet égard, il importe en effet que ce dispositif puisse effectivement être mis en œuvre très rapidement et sans que le ou les magistrats concernés aient à agir eux-mêmes, dans le cas, tout spécialement, où ils sont encore saisis de l’affaire à propos de laquelle ils font l’objet d’attaques pouvant caractériser ce délit.

L’action en réparation civile parfois introduite par des magistrats a notamment l’inconvénient de ne pouvoir être engagée que lorsque ces derniers sont dessaisis de l’affaire en cause et elle atteint donc imparfaitement les objectifs justifiant que des limites puissent être apportées, par exception, à la liberté d’expression.

C’est pourquoi, plutôt que la Chancellerie se limite à assurer, au titre de la protection statutaire des magistrats, la couverture des frais d’avocat dans les procédures impliquant personnellement tel ou tel magistrat, il conviendrait que les parquets aient une politique active permettant aux magistrats d’être protégés contre de telles attaques, lorsqu’elles outrepassent les limites de la liberté d’expression, sans avoir à en prendre eux-mêmes l’initiative.

 

6. De telles poursuites pénales peuvent être exercées à l’égard d’un parlementaire autant que de la généralité des citoyens, dans la mesure où, si l’article 26 de la Constitution institue une immunité pour les « opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions », la Cour de cassation n’a pas étendu l’immunité parlementaire de l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 aux infractions réprimées par le code pénal. Ce n’est donc que pour les propos tenus au sein de l’Assemblée parlementaire que s’applique cette immunité.

Cependant, au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à la liberté d’expression des personnalités politiques, des poursuites pénales à l’égard d’un parlementaire doivent être réservées aux cas les plus graves, si l’on se réfère à la déclaration du 12 février 2004 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe estimant que, pour ne pas porter atteinte à la liberté de critique, seules les déclarations diffamatoires ou insultantes devraient faire l’objet d’une protection par le droit pénal.

 

7. La Résolution (2010) 12 du Comité des Ministres du 27 novembre 2010, citée par le Conseil supérieur de la magistrature dans son communiqué du 26 mars 2013, relevait surtout que les juges, lorsqu’ils estiment que leur indépendance est menacée, « devraient pouvoir se tourner vers le conseil de justice ou vers une autre autorité indépendante ».

Des interventions publiques d’une autorité indépendante seraient d’autant plus appropriées aux objectifs consistant à préserver la sérénité de la Justice et la confiance du public qu’elles ne poseraient pas le même problème de proportionnalité puisqu’il s’agirait essentiellement d’apporter des éléments d’information au public et de faire contrepoids aux pressions exercées sur les magistrats par ces attaques.

La législation espagnole relative au conseil général du pouvoir judiciaire (CGPJ) est souvent citée comme exemple à cet égard, dans la mesure où l’article 14 de la loi organique relative au pouvoir judicaire dispose que le juge «  qui se considère inquiet ou perturbé dans son indépendance pourra en informer le CGP, lequel prendra alors les mesures pertinentes pour demander à la juridiction compétente de prendre toutes les décisions strictement indispensables pour assurer l’action de la justice et restaurer l’ordre juridique. Le Ministère public sera également invité à prendre d’office ou sur instructions toutes les mesures pertinentes pour la défense de l’indépendance judiciaire ».

Il apparaît dans les faits que les prises de position du CGPJ, qui sont rendues publiques  quatre à cinq fois par an, à la demande du magistrat concerné ou d’office à la suite de déclarations dans la presse, sont largement relayées dans la presse et ont accompagné efficacement pour les magistrats la dépénalisation par ailleurs des infractions d’atteinte à l’honneur (outrage, calomnies, injures…).

L’exemple de l’Italie est également cité en ce que le Conseil supérieur de la magistrature adopte également, en lieu et place du magistrat attaqué, des résolutions largement relayées dans la presse, selon la « pratiche a tutela » prévue à l’article 21 bis du règlement interne du CSM.

 

Ces exemples pourraient conforter la pratique actuelle du Conseil supérieur de la magistrature[15] et inspirer une  réforme constitutionnelle.

 

8. En effet, à droit constant, compte tenu de ce que, en l’état, le Conseil supérieur de la magistrature ne peut être saisi par un magistrat à propos de faits mettant en cause son indépendance ou son impartialité, le moyen le plus adapté pour éviter que de telles attaques aient un effet « destructeur » pourrait consister en une déclaration publique du chef de juridiction ou du chef de cour, selon les circonstances, pour rappeler les principes régissant l’action de la Justice.

Dans des circonstances où la rapidité de la réaction et la pédagogie de l’explication sont essentielles, l’intervention des chefs de juridiction ou de cour apparaît même comme une dimension essentielle de leur rôle lorsque des magistrats, agissant dans le ressort du tribunal ou de la cour, subissent des pressions rendant plus difficiles l’accomplissement de leur mission.

 

Lorsque le Conseil supérieur de la magistrature choisit des présidents ou des premiers présidents, de même que lorsqu’il examine les propositions faites par la Chancellerie pour des postes de procureur ou de procureur général, il doit ainsi s’assurer de la capacité de ces derniers de s’exprimer publiquement avec clarté, mesure et pondération, mais aussi détermination pour garantir l’indépendance des magistrats lorsque cette dernière est mise en cause d’une façon qui porte atteinte à la confiance du public dans la Justice. Les chefs de juridiction ou de cour, selon les circonstances, ayant en l’état un rôle essentiel et prioritaire pour protéger l’indépendance des magistrats,  doivent être préparés, pour ce faire, à différentes formes de communication publique à la fois respectueuses de la dignité et de l’impartialité nécessaires à leur mission mais répondant aux besoins d’une information effective du public.

Une déclaration factuelle faite immédiatement devant la presse par les plus hauts magistrats de France semble en effet, dans notre société, à l’heure de l’information continue, avoir un effet plus approprié qu’une procédure pénale en outrage s’étalant nécessairement sur plusieurs années, alors même qu’elle s’exposerait moins à la critique au regard de la protection apportée par la Cour européenne des droits de l’homme à la liberté d’expression.

La circonstance que le premier président de la Cour de cassation et le procureur général près la Cour de cassation président les formations siège et parquet du Conseil supérieur de la magistrature, y compris en matière disciplinaire, n’apparaît pas comme un obstacle mais plutôt comme une source supplémentaire de légitimité pour ce faire, dès lors que leurs déclarations publiques conserveraient quant à elles un caractère exceptionnel.

9. Dans le cas où des propos particulièrement violents, susceptibles de dépasser les limites de la liberté d’expression énoncées à l’article 10 § 2 de la convention, auraient été tenus par des parlementaires, il serait aussi possible de concevoir que le président ou le Bureau de l’assemblée concernée exprime publiquement, en réaction, son attachement à la séparation des pouvoirs et au respect de la Justice.

Dans le même sens, certains hommes politiques auditionnés ont fait part de leur étonnement de ce que les règlements des assemblées ne prévoient pas que l’outrage à magistrat puisse, comme l’outrage à d’autres dépositaires de l’autorité publique, donner lieu à des actions disciplinaires au sein de l’assemblée.

Cependant, la limite de telles actions disciplinaires, de même que celle des interventions de responsables politiques, qu’il s’agisse du Président de la République, du garde des Sceaux, voire du président d’une assemblée parlementaire, est qu’elles puissent apparaître, dans notre pays, comme le fait d’une majorité politique à l’encontre de membres de l’opposition. Ce n’est que dans le cas d’un dérapage d’une personnalité appartenant à la majorité que de telles déclarations auraient tout leur poids.

 

10. En conclusion, interrogé, après des propos mettant en cause l’honneur et la probité de magistrats, sur la portée des « dispositions statutaires afin d’assurer la sérénité de la Justice et le maintien de son bon fonctionnement »,  le Conseil supérieur de la magistrature relève que la protection statutaire des magistrats, permettant la prise en charge de leurs frais dans les procédures qui les concernent personnellement, apporte en l’état une réponse relativement inadaptée à ce besoin dans la mesure où les magistrats concernés n’ont en réalité que le choix, dans un premier temps, de se taire face aux critiques même violentes, pour ne pas risquer d’être dessaisis, alors même que la rapidité de réaction face à de tels propos est au contraire essentielle pour restaurer la confiance du public.

Compte tenu des limites de l’action pénale dans un domaine touchant à la liberté d’expression, il importe surtout que le Conseil supérieur de la magistrature et les chefs de juridiction et de cour puissent se saisir ou être saisis très vite dans de telles hypothèses.

Enfin, une meilleure information devrait être donnée, en France, sur les réalités de la Justice, son organisation et son fonctionnement, et l’importance de la séparation des pouvoirs dans leurs rapports mutuels, afin que leur méconnaissance éventuelle, notamment par des personnalités politiques, ne trouve trop facilement un écho complaisant chez nos concitoyens. C’est là cependant une œuvre de longue haleine qui supposerait que, dès les premiers stades de la formation des citoyens, cette préoccupation soit pleinement prise en compte par les programmes de l’Éducation nationale et que les medias y soient à leur tour sensibilisés.

 

 

 

[2] Voir notamment CEDH, arrêt du 25 novembre 1996,Wingrove c. Royaume-Uni, n° 17419/90, §58 ; CEDH, arrêt 10 octobre 2000, Ibrahim Aksoy c. Turquie, n° 28635/95, § 52.

[3] CEDH, arrêt du 25 avril 1995, Prager et Oberschlick c. Autriche, n° 15974/90, § 34 ; CEDH, arrêt du 24 février 1997, De Haes et Gijsels c. Belgique, n° 19983/92, § 37 ; CEDH, arrêt du 27 mai 2004, Rizos et Daskas c. Grèce, n° 65545/01, §§ 41-42.

[4] CEDH, arrêt du 23 avril 1992, Castells c. Espagne, n° 11798/85, point 42.

[5] CEDH, arrêt du 27 mai 2014, Mustafa Erdogan et autres c.Turquie, n° 39779/04, §42

[6] Voir notamment CEDH, Prager et Oberschlick c. Autriche, n° 15974/90, § 34 ;  CEDH, Rizos et Daskas c. Grèce, n° 65545/01,, § 43 et CEDH, arrêt du 11 juillet 2003, Maurice c. France, n° 29369/10, § 99.

[7] CEDH, arrêt du 22 février 1989, Barfod c. Danemark, n° 11508/85, § 28 ; voir également CEDH, Perna c. Italie, n° 48898/99, § 47.

[8]  CEDH, arrêt du 29 aout 1997, Worm c. Autriche, n° 22714/93, CEDH, arrêt de Grande chambre du 15 décembre 2005, Kyprianou c. Chypre, n° 73797/01 et CEDH, arrêt du 22 février 1989, Barfod c. Danemark, n° 11508/85.

[9] CEDH, 15 juillet 2010, Dumas c. France, n°34875/07.

[10] CEDH, arrêt du 27 mai 2014, Mustafa Erdogan et autres c.Turquie, n° 39779/04, §42

[11] CEDH, Prager et Oberschlick c. Autriche, op. cit., § 34 ; voir également, CEDH, Maurice c. France, op. cit. § 99. CEDH, Mustafa Erdogan c Turquie, op.cit., §42.

[15] Le CSM a déjà publié spontanément deux communiqués, accessibles sur le site internet du Conseil. Ainsi, le 9 février 2011, le CSM, « dans ses formations du siège et du parquet, [a rappelé] que la mise en œuvre de la responsabilité disciplinaire des magistrats [obéissait] à des règles précises de compétence et de procédure, prévues par la Constitution et la loi organique ».

Enfin,  le 27 mars 2013, la formation du CSM compétente à l’égard des magistrats du siège, a rappelé « le respect qui est dû au principe d’indépendance de la Justice, consacré à l’article 64 de la Constitution et commun aux traditions juridiques des Etats européens » et cité « la Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres du Conseil de l’Europe, adoptée le 17 novembre 2010, [qui] explicite ainsi les exigences concrètes inhérentes à la séparation des pouvoirs : « S’ils commentent les décisions des juges, les pouvoirs exécutif et législatif devraient éviter toute critique qui porterait atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire ou entamerait la confiance du public dans ce pouvoir ».