Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège

Date
27/02/2013
Qualification(s) disciplinaire(s)
Manquement au devoir de délicatesse à l’égard des justiciables, Manquement au devoir de délicatesse à l’égard des auxiliaires de justice, Manquement au devoir de légalité (obligation de diligence)
Décision
Interdiction d'être nommée ou désignée dans des fonctions de juge unique pendant une durée maximum de cinq ans
Déplacement d'office
Mots-clés
Retards
Greffe
Délicatesse
Fonction
Juge
Résumé
Par des retards récurrents dans le rendu des projets de jugement malgré les mises en garde successives de sa hiérarchie, par l’absence d’information du greffe et des parties sur les nouvelles dates de délibérés, et en l'absence d'une charge de travail anormale, le magistrat a manqué au devoir de délicatesse incombant à tout magistrat à l’égard des justiciables et des fonctionnaires de justice, de même qu’au devoir de dire le droit avec diligence.

CONSEIL SUPÉRIEUR
DE LA MAGISTRATURE

Conseil de discipline
des magistrats du siège

27 février 2013

Mme X

FRAPPEE DE POURVOI

DÉCISION

Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni à la Cour de cassation comme Conseil de discipline des magistrats du siège, pour statuer sur les poursuites disciplinaires engagées par le garde des sceaux, contre Mme X, juge au tribunal de grande instance de xxxxx, sous la présidence de M. Vincent Lamanda, Premier président de la Cour de cassation, président de la formation, en présence de :

- Mme Rose-Marie Van Lerberghe,
- M. Pierre Fauchon,
- Mme Chantal Kerbec,
- Mme Martine Lombard, présente aux débats, mais qui n’a pas participé au délibéré,
- M. Bertrand Mathieu,
- M. Christophe Ricour,
- M. Frédéric Tiberghien,
- M. Daniel Ludet,
- M. Jean Trotel,
- M. Loïc Chauty,
- M. Luc Fontaine,
- M. Laurent Bedouet
- Mme Emmanuelle Perreux,

Membres du Conseil,

Assistés de M. Peimane Ghaleh-Marzban, secrétaire général du Conseil supérieur de la magistrature ;

Vu les articles 43 à 58 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée portant loi organique relative au statut de la magistrature ;

Vu l’article 19 de la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 modifiée sur le Conseil supérieur de la magistrature ;

Vu les articles 40 à 44 du décret n° 94-199 du 9 mars 1994 modifié relatif au Conseil supérieur de la magistrature ;

Vu l'acte de saisine du garde des sceaux, en date 2 mai 2011, dénonçant au Conseil les faits motivant des poursuites disciplinaires à l'encontre de Mme X, juge au tribunal de grande instance de xxxxx, ainsi que les pièces jointes à cette dépêche ;

Vu l'ordonnance du 4 mai 2011 désignant Mme Martine Lombard en qualité de rapporteur ;

Vu le rapport de Mme Martine Lombard du 19 décembre 2012, dont Mme X a reçu copie ;

Vu le rappel, par M. le Président, des termes de l'article 57 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée, selon lesquels : «L’audience du conseil de discipline est publique. Toutefois, si la protection de l'ordre public ou de la vie privée l'exigent, ou s'il existe des circonstances spéciales de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice, l'accès de la salle d'audience peut être interdit pendant la totalité ou une partie de l'audience, au besoin d'office, par le conseil de discipline » et l'absence de demande spécifique formulée en ce sens par Mme X, conduisant à tenir l'audience publiquement ;

Après avoir entendu Mme Martine Lombard en son rapport, les parties ayant accepté qu’il ne soit pas intégralement lu, Mme X, assistée de Mme A, vice-procureur de la République près le tribunal de grande instance de xxxxx, assurant la défense de Mme X, en ses explications et moyens de défense, M. Eric Corbaux, adjoint à la directrice des services judiciaires, assisté de Mme Emmanuelle Masson et de Mme Malika Cottet, magistrates à l’administration centrale du ministère de la justice, en ses observations tendant au prononcé d’une mesure de déplacement d’office et d’une mesure d’interdiction d’être nommée dans des « fonctions spécialisées » pendant cinq ans, les observations de Mme A, Mme X ayant eu la parole en dernier, le Conseil en a délibéré ;

***

Attendu qu’aux termes de l’acte de saisine du 2 mai 2011, il est reproché à Mme X :

- des retards récurrents dans le rendu des projets de jugement malgré les mises en garde successives de sa hiérarchie,
- l’absence d’information du greffe et des parties sur les nouvelles dates de délibérés,
- un comportement inadapté à l’audience

*Sur les retards récurrents dans le rendu des projets de jugement malgré les mises en garde successives de la hiérarchie

Attendu qu’il est reproché à Mme X des retards de délibéré qui ont persisté malgré les mises en garde successives de sa hiérarchie ;

Attendu que des constatations de l’inspection générale des services judiciaires, il résulte que l’activité de Mme X a été affectée dès son installation le 3 mars 2003 dans ses fonctions de juge au tribunal de grande instance de xxxxx, par des retards dans le rendu des délibérés ;

Attendu que d’avril 2003 à septembre 2008, alors en charge des affaires de sécurité sociale, avant que ce contentieux ne lui soit retiré, Mme X a accumulé des retards importants, 71 % des 92 dossiers traités en 2006 ayant vu leur date de délibéré prorogée, cette proportion atteignant en 2007 et 2008 90 % des 99 dossiers traités au cours de chacune de ces années ;

Attendu que, d’avril 2003 à septembre 2004, et, de septembre 2008 à novembre 2010, périodes durant lesquelles Mme X a exercé les fonctions de juge aux affaires familiales, elle a laissé les délais de traitement s’allonger ; que, d’une part, à la date du 3 mai 2004, trois affaires de divorce étaient en délibéré depuis plus de six mois, cinq depuis plus de cinq mois et douze depuis plus de trois mois et que, d’autre part, 72 dossiers d’affaires familiales hors divorce demeuraient en attente de délibéré au 1er septembre 2010 ; que toutefois, déchargée de la présidence des audiences d’affaires familiales en septembre 2010, Mme X avait quasiment résorbé son stock au 25 novembre 2010 ;

Attendu, enfin, qu’après son installation dans la juridiction, Mme X avait été affectée quelques mois à la première chambre civile et qu’elle l’a été à nouveau de début 2007 à septembre 2008 ; que durant ces périodes, les dossiers qu’elle a traités dans cette formation collégiale ont, selon les constatations de l’inspection générale des services judiciaires, également connu des retards de délibéré ;

Attendu que ces retards récurrents ont conduit à ce que lui soit confié, à compter du 1er janvier 2011, un service d’audiences pénales, à juge unique, ou d’assesseur en audience correctionnelle collégiale et aux assises, sans qu’elle soit affectée à une activité principalement rédactionnelle ;

Attendu que ces retards récurrents dans le rendu des jugements ont perduré, en dépit de mises en garde répétées ; qu’il résulte du rapport de l’inspection générale des services judiciaires que « Mme X a été avertie à de nombreuses reprises tout au long des sept années de fonction au tribunal de grande instance de xxxxx des reproches qui étaient formulés à son encontre et des progrès qui étaient attendus » ; que les écrits adressés par le président du tribunal ou le premier président de la cour d’appel sont restés sans effet, Mme X ne tenant pas davantage compte des entretiens que ces mêmes autorités lui accordaient, lorsqu’elles procédaient à ces occasions à des rappels à l’ordre ;

Attendu pourtant que Mme X a bénéficié, à plusieurs reprises, de décharges temporaires d’activité afin de lui permettre de résorber son retard ; qu’ainsi, Mme X a été déchargée, pendant les années 2003 et 2004, d’une partie du service des affaires familiales pendant une durée approximative de trois mois et, en septembre 2010, de la présidence des audiences d’affaires familiales ;

Attendu qu’à l’appui de sa défense, Mme X, tout en reconnaissant les retards dans les délibérés, a indiqué notamment avoir fait preuve d’une grande disponibilité en effectuant des remplacements d’autres magistrats ;

Attendu qu’il n’est pas contestable que Mme X a montré une grande disponibilité sur le plan professionnel, notamment par une durée importante de présence sur son lieu de travail ; que ne sont pas davantage en cause, à l’examen des évaluations de Mme X et au terme de l’enquête effectuée par le rapporteur, la précision et l’étendue de ses connaissances juridiques ou ses aptitudes rédactionnelles ; qu’en dépit de ces qualités, Mme X a présenté des carences persistantes dans l’accomplissement de son service, découlant d’un défaut de rigueur dans l’organisation de son travail et d’un manque d’esprit de décision ;

Attendu en particulier que Mme X n’a pas tenu compte des délais nécessaires au greffe pour mettre en forme ses décisions et n’a pas respecté l’invitation du Président faite aux magistrats de la juridiction, par note de service, à déposer leurs projets de jugements huit jours avant la date des délibérés ; que son défaut d’organisation a eu pour effet de perturber le bon fonctionnement du greffe ;

Attendu qu’au surplus, l’enquête effectuée par le rapporteur n’a aucunement démontré que Mme X aurait supporté une charge de travail anormale ;

Attendu que le grief est établi ; qu’il caractérise un manquement au devoir de délicatesse incombant à tout magistrat à l’égard des justiciables et des fonctionnaires de justice, de même qu’au devoir de dire le droit avec diligence ;

*Sur l’absence d’information du greffe et des parties sur les nouvelles dates de délibérés

Attendu qu’il est reproché à Mme X d’avoir, de manière systématique, procédé à des prorogations de délibérés sans fixation d’une nouvelle date et sans que les parties n’aient été avisées de ces prorogations ;

Attendu qu’en application de l’article 450 du code de procédure civile, « s’il décide de renvoyer le prononcé du jugement à une date ultérieure, le président en avise les parties par tout moyen. Cet avis comporte les motifs de la prorogation ainsi que la nouvelle date à laquelle la décision sera rendue » ;

Attendu que le rapport de l’inspection générale des services judiciaires relève que, d’une part, « de manière systématique les prorogations de délibéré de Mme X inter(venaient) sans que soient respectées (l)es dispositions réglementaires », et que, d’autre part, « les prorogations de délibéré inter(venaient) systématiquement sine die et sans avis aux parties ».

Attendu que, lors de son audition par le rapporteur, Mme X a reconnu qu’elle « ne fix(ait) pas elle-même tout le temps les dates de report de délibéré », ayant auparavant expliqué aux membres de l’inspection générale des services judiciaires que la pratique, au tribunal de grande instance de xxxxx, était que le greffe, dès lors qu’il constate un retard, proroge automatiquement de 15 jours le délibéré, même sans consigne du magistrat ;

Mais attendu, en tout état de cause, qu’il résulte des déclarations de Mme B, greffière en chef adjointe, que jusqu’à l’été 2012, « Mme X ne donnait pas de date de prorogation donc ne donnait pas de nouvelles dates » et que « (les fonctionnaires étaient) dans l’incapacité, face aux justiciables, de dire quand le jugement allait être rendu » ;

Attendu que le grief est établi et caractérise un manquement au devoir de délicatesse tant à l’égard des justiciables dans une matière aussi sensible que les affaires familiales que des fonctionnaires de justice, placés dans une situation contraire à celle prévue par le code de procédure civile et en porte-à-faux face aux interrogations légitimes des justiciables et de leurs conseils ;

*Sur le comportement inadapté à l’audience

Attendu qu’il est reproché à Mme X un comportement inadapté lors des audiences de juge aux affaires familiales ou à l’occasion d’audiences correctionnelles ;

Attendu, d’une part, s’agissant des audiences d’affaires familiales, que l’enquête diligentée par le rapporteur n’a pas permis de caractériser le manquement au devoir d’impartialité reproché à Mme X, par la défiance qu’elle aurait manifestée à l’endroit de certains avocats ou par la critique qu’elle aurait parfois faite du travail qu’ils avaient accompli en matière de convention de divorce ; que M. C, bâtonnier depuis le 1er janvier 2012 et dauphin durant l’année 2011, a relevé que «Mme X pratique une forme d’interpellation mais on est alors au stade du débat, qui est très interactif avec Mme X » ;

Attendu, d’autre part, s’agissant des audiences correctionnelles, que les différents témoignages recueillis n’ont pas permis d’établir un manquement de Mme X à son devoir d’impartialité à l’endroit des substituts d’audience, par la remise en cause qu’elle aurait faite du bien-fondé de leurs réquisitions ; que les magistrats qui siègent avec elle n’ont fait part à cet égard d’aucune critique ;

Attendu qu’en cet état le grief n’apparaît pas suffisamment établi ;

***

Attendu que les deux manquements établis à l’encontre de Mme X au devoir de délicatesse à l’égard des justiciables et des fonctionnaires de justice d’une part, au devoir de dire le droit avec diligence d’autre part, caractérisent un manquement aux devoirs de l’état de magistrat et ont porté atteinte au crédit de la Justice ; qu’ils sont constitutifs d’une faute disciplinaire ;

Attendu que les carences persistantes relevées à l’encontre de Mme X malgré les aménagements qui ont été apportés à son service par ses supérieurs hiérarchiques, son manque d’esprit de synthèse et de décision, de même que le défaut de rigueur dans l’organisation de son travail, justifient que le Conseil prononce la sanction d’interdiction d’être nommée ou désignée dans des fonctions de juge unique pendant une durée maximum de cinq ans, assortie du déplacement d’office.

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PAR CES MOTIFS,

Le Conseil, après en avoir délibéré à huis clos, et hors la présence de Mme Martine Lombard, rapporteur ;

Statuant en audience publique, le 30 janvier 2013 pour les débats et le 27 février 2013, par mise à disposition de la décision au secrétariat général du Conseil supérieur de la magistrature ;

Prononce à l'encontre de Mme X la sanction d’interdiction d’être nommée ou désignée dans des fonctions de juge unique pendant une durée maximum de cinq ans, assortie du déplacement d’office, en application des articles 45, 2° et 3°bis et 46 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 ;

Dit que copie de la présente décision sera adressée au premier président de la cour d'appel de xxxxx ;