Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du parquet

Date
28/01/1975
Qualification(s) disciplinaire(s)
Manquement au devoir d'impartialité, Manquement au devoir de neutralité, Manquement au devoir de probité (devoir de réserve)
Avis
Réprimande avec inscription au dossier
Décision Garde des sceaux
Conforme
Mots-clés
Pondération
Presse
Impartialité
Neutralité
Probité
Réserve
Réprimande avec inscription au dossier
Substitut du procureur de la République
Fonction
Substitut du procureur de la République
Résumé
Rédaction d’un soit-transmis et d’une lettre adressée à de nombreuses personnes mettant en cause l’impartialité de la justice

La commission de discipline du parquet, sur la poursuite disciplinaire exercée à l’encontre de M. X, substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de V,

Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, modifiée par la loi organique n° 70-642 du 17 juillet 1970, notamment les articles 63, 64 et 65 de ce texte ;

Vu la dépêche en date du 7 novembre 1974 de M. le garde des sceaux, ministre de la justice, transmettant le dossier personnel de M. X, substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de V, à M. le procureur général près la Cour de cassation, président de la commission de discipline du parquet, et le priant de réunir la commission afin de lui soumettre, pour avis, les faits reprochés au magistrat du parquet précité ;

Vu l’audition en date du 4 janvier 1975 de M. X, auquel son dossier personnel avait été communiqué préalablement par M. Fernand Davenas, avocat général à la Cour de cassation, désigné en qualité de rapporteur par arrêté de M. le procureur général près la Cour de cassation en date du 27 novembre 1974 ;

Attendu que M. X a comparu le 28 janvier 1975 devant la commission de discipline des magistrats du parquet, assisté de Maître Lyon-Caen, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, et de M. Jean-Pierre Michel, magistrat à l’administration centrale du ministère de la justice ; que M. Sadon, directeur des services judiciaires au ministère de la justice a été entendu ; que M. Davenas, rapporteur, a lu le rapport ; que M. X a fourni ses explications et moyens de défense sur les faits qui lui étaient reprochés ; que M. Jean-Pierre Michel et Maître Lyon-Caen ont présenté la défense du magistrat déféré ;

Attendu qu’il est constant que :

1 - Le 12 août 1974, à la suite de la réclamation adressée au parquet de V par une dame Y, victime d’un accident de la circulation survenu en 1971, pour se plaindre de ne pas avoir été encore indemnisée, M. X qui assurait pendant la période des congés d’été le service de son collègue M. Z, adressait aux services de la gendarmerie un soit-transmis destiné à être notifié à la plaignante et ainsi conçu :

« Faire connaître à Mme veuve Y, à W,

- que selon les principes de droit le transporteur est responsable de la santé et de la sécurité des personnes qu’il transporte ;

- que si l’accident s’est produit tel qu’elle l’indique, sans faute de sa part, il est évident qu’elle a droit à être indemnisée ;

- que néanmoins la loi est ainsi faite que je n’ai pas à la renseigner. C’est à elle à se débrouiller, même si elle n’y comprend rien, et à se faire indemniser si elle peut ;

- que la justice n’a pas plusieurs visages, elle n’en a qu’un, pour le riche. Le pauvre elle ne le regarde même pas ;

- que si j’en crois son avocat, Me A, l’affaire devrait être jugée au tribunal civil, 8e chambre, le 25 octobre prochain. Trois ans après l’accident. Il n’est jamais trop tard pour bien faire ;

- que si l’affaire n’est pas jugée le 25 octobre, elle m’écrive de nouveau sous le numéro 9086/74. Je me renseignerai pour savoir où elle en est » ;

Les services de gendarmerie, devant le caractère insolite et inhabituel de cette transmission, prévenaient le parquet de V et recevaient pour instructions de ne notifier que l’essentiel du contenu de la note ;

2 - Au mois d’août 1974, M. X faisait parvenir à cent cinquante personnes dont la presque totalité étaient des magistrats, deux documents intitulés « Lettre à des amis de la cour de B » et « Harangue à des magistrats qui débutent » ; ces documents qui avaient été ronéotypés par les soins d’une officine privée avaient été envoyés ou remis à leurs destinataires sous pli fermé ; pour chaque destinataire M. X mettait d’après lui un mot personnel ;

Exprimant ses idées personnelles sur la justice, l’auteur terminait sa « harangue » par ces phrases : « Soyez partiaux. Pour maintenir la balance entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, qui ne pèsent pas d’un même poids, il faut que vous la fassiez un peu pencher d’un côté. C’est la tradition capétienne. Examinez toujours où sont le fort et le faible, qui ne se confondent pas nécessairement avec le délinquant et sa victime. Ayez un préjugé favorable pour la femme contre le mari, pour l’enfant contre le père, pour le débiteur contre le créancier, pour l’ouvrier contre le patron, pour l’écrasé contre la compagnie d’assurance de l’écraseur, pour le malade contre la sécurité sociale, pour la voleur contre la police, pour le plaideur contre la justice » ;

Attendu qu’en transmettant le soit-transmis du 12 août 1974, M. X agissait dans l’exercice de ses fonctions, que ce document destiné aux services de gendarmerie a été connu par eux, et que peu importe que son contenu n’ait pas été notifié à la dame Y ;

Attendu que les conditions dans lesquelles a été établi et diffusé le document intitulé « Harangue à des magistrats qui débutent » ne permettent pas d’admettre qu’il s’agit, ainsi que le soutient M. X, d’une lettre ayant un caractère privé et confidentiel, que son intention était bien de faire connaître à un nombre important de personnes les idées qu’il exprime sur la justice, que six des destinataires n’appartenaient pas au corps judiciaire, que le fait d’envoyer la même lettre à un grand nombre de personnes lui donne le caractère d’une véritable circulaire qui trouve sa confirmation dans l’utilisation d’un moyen mécanique de reproduction ;

Attendu que ce magistrat a accordé une entrevue à un représentant de presse, que cet entretien a amené la parution de trois articles dans la presse régionale de V, dans lesquels il exprime publiquement les idées avancées dans la « Harangue aux magistrats qui débutent », notamment celles relatives à la partialité du juge ;

Attendu que dans la note jointe à sa dépêche du 7 novembre 1974, M. le garde des sceaux, ministre de la justice, souligne les manquements particulièrement graves à l’obligation de réserve commis par M. X ;

Attendu que l’obligation de réserve est imposée aux magistrats par les dispositions de l’article 10 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut des magistrats ;

Que cette obligation, si elle n’oblige pas le magistrat au conformisme et ne porte pas atteinte à sa liberté de pensée et d’expression, lui interdit toute expression outrancière, toutes critiques de nature à porter atteinte à la confiance et au respect que sa fonction doit inspirer aux justiciables ;

Que le magistrat, s’il veut faire connaître son opinion, doit s’exprimer de façon prudente et mesurée, en raison du devoir d’impartialité et de neutralité qui pèse sur lui pour satisfaire aux exigences du service public dont il assure le fonctionnement ;

Attendu que les expressions utilisées par M. X tant dans le soit-transmis du 12 août 1974 que dans la « Harangue aux magistrats qui débutent », par leur nature, portent atteinte au respect dû et à la confiance qui doit être accordée à la fonction judiciaire elle-même, ainsi mise en cause dans le principe même de son impartialité ;

Que M. X a bien commis un manquement à l’obligation de réserve ;

Attendu que ce magistrat dont les qualités de culture, de dévouement au service public ont été au cours de sa carrière unanimement reconnues, apparaît animé d’idées généreuses ; que sa conviction de détenir la vérité, son manque de pondération, l’amènent à exprimer sans ménagement ce qu’il pense, quelles que soient les circonstances et sans aucun souci des conséquences ;

Attendu qu’il y a lieu enfin de prendre en considération, qu’il ne résulte pas de la procédure et du dossier de ce magistrat qu’il ait été mis solennellement en garde par ses supérieurs hiérarchiques contre les excès de ses modes d’expression et leurs inconvénients, qu’il y a lieu de lui infliger une sanction qui soit un avertissement ;

Par ces motifs,

La commission, après en avoir délibéré à huis clos, émet l’avis que la sanction prévue à l’alinéa premier de l’article 45 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, la réprimande avec inscription au dossier, soit prononcée à l’encontre de M. X,

Dit que le présent avis sera transmis à M. le garde des sceaux, ministre de la justice, par les soins de M. le procureur général près la Cour de cassation, président de la commission de discipline du parquet.