Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège

Date
24/03/1994
Qualification(s) disciplinaire(s)
Manquement au devoir de légalité (devoir de respecter la loi), Manquement aux devoirs liés à l’état de magistrat (obligation d’assumer ses fonctions), Manquement au devoir de probité (devoir de loyauté à l’égard de l’institution judiciaire)
Décision
Déplacement d'office
Mots-clés
Instruction
Argent
Cautionnement
Faux
Négligence
Légalité
Etat de magistrat
Fonctions
Probité
Institution judiciaire (loyauté)
Déplacement d'office
Juge d'instruction
Fonction
juge d'instruction
Résumé
Perte par un juge d’instruction d’une somme d’argent qui lui avait été remise dans des conditions irrégulières à titre de cautionnement

Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni comme conseil de discipline des magistrats du siège, et siégeant à la Cour de cassation ;

Sous la présidence de M. Pierre Drai, premier président de la Cour de cassation ;

Vu les articles 43 à 58 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, modifiés par les lois organiques n° 67-130 du 20 février 1967, n° 70-642 du 17 juillet 1970, n° 79-43 du 18 janvier 1979 et n° 92-189 du 25 février 1992 ;

Vu les articles 13 et 14 de l’ordonnance n° 58-1271 du 22 décembre 1958 portant loi organique sur le Conseil supérieur de la magistrature ;

Vu les articles 9 à 13 du décret n° 59-305 du 19 février 1959 relatif au fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature ;

Vu la dépêche de M. le ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice, du 2 décembre 1993, dénonçant au Conseil supérieur de la magistrature des faits motivant des poursuites disciplinaires à l’encontre de M. X, juge au tribunal de grande instance de V, ainsi que les pièces jointes à cette dépêche ;

Sur le rapport de M. le premier président Pierre Drai, désigné, pour faire rapport, par ordonnance du 17 décembre 1993 ;

Après avoir entendu à l’audience du 24 mars 1994 :
- M. Jean-François Weber, directeur des services judiciaires au ministère de la justice,
- M. X, en ses explications et moyens de défense, qui a eu la parole en dernier ;

Attendu que les juges doivent présenter, en leur personne même, les qualités de rigueur, d’intégrité et de loyauté, qui seules traduisent le sens de leurs responsabilités et la conscience de leurs devoirs, les rendent dignes d’exercer leur mission et légitiment leur action ;

Attendu qu’en l’espèce, du rapport de l’inspection générale des services judiciaires établi le 15 juin 1993 et de l’audition à laquelle il a été procédé, le 15 février 1994, par le président rapporteur, résultent les faits suivants :

- Le 14 février 1989, M. X, alors juge d’instruction au tribunal de grande instance de V, a inculpé Mme Y, des chefs d’abus de confiance, faux et usage, falsification de chèques et usage, et l’a placée sous contrôle judiciaire, avec obligation de verser un cautionnement de 35 000 francs, en sept versements mensuels devant intervenir le quinze de chaque mois ;

- Le 12 juillet 1989, en l’absence de versement quelconque, le juge d’instruction a communiqué la procédure au parquet pour règlement ;

- Le 22 septembre 1989, le parquet a saisi le juge d’instruction de réquisitions supplétives aux fins de procéder à de nouvelles mesures d’instruction et d’obtenir le dépôt du cautionnement ;

- Le 8 février 1990, M. X a imparti un délai de huit jours à l’inculpée pour remplir son obligation ;

- Le 15 mars 1990, Mme Y s’est présentée au cabinet de M. X et lui a remis la somme de 35 000 francs en billets de banque de 500 francs et ce, en présence du greffier ;

- Le jour même, M. X a établi un procès-verbal et a délivré un reçu à Mme Y ;

- Par jugement du 29 octobre 1990, le tribunal correctionnel de V a notamment condamné Mme Y à une amende de 20 000 francs et aux dépens ;

- Par lettre du 4 juin 1992, la trésorerie principale de V - amendes a, en exécution de ce jugement, demandé à la caisse des dépôts et consignations la mise à disposition d’une partie du cautionnement ;

- Cet établissement financier, ne retrouvant pas trace de versement, en a avisé le premier vice-président au tribunal de grande instance de V, chargé du service pénal ;

- La disparition de la somme de 35 000 francs a alors été révélée ;

Attendu qu’interrogé sur cette disparition, M. X a fourni des explications dans une lettre adressée, le 1er octobre 1992, au président du tribunal de grande instance de V, au cours de deux auditions effectuées, les 9 avril et 6 mai 1993, par l’inspection générale des services judiciaires et au cours d’un entretien avec le président rapporteur, le 15 février 1994 ;

Qu’il en résulte les éléments suivants :

- Bien qu’il ait su que la régie d’avances du tribunal ne pouvait, en principe, recevoir des sommes en espèces supérieures à 5 000 francs, M. X a accepté que Mme Y lui remette la somme de 35 000 francs en billets de 500 francs, en raison du fait que celle-ci ne pouvait émettre de chèques, le solde de son compte bancaire étant, selon elle, débiteur, et qu’elle n’avait pas d’avocat pouvant émettre un chèque tiré sur un compte CARPA ;

- Ayant ainsi accepté de se constituer dépositaire des billets de banque, il pense avoir placé ceux-ci dans le dossier de la procédure, avec l’intention de les mettre ultérieurement sous scellés ;

- Il admet cependant avoir pu les déposer dans son tiroir, ainsi que l’a prétendu Mme Z, son greffier ;

- Ayant constaté la disparition des billets, quelques jours plus tard, il a cru bon de ne pas en prévenir sa hiérarchie, en raison des difficultés de gestion de son cabinet, à la même époque ;

- Il en a cependant averti Mme Z, tout en lui recommandant de ne pas ébruiter l’incident, ce à quoi celle-ci a, semble-t-il, consenti ;

- Le 31 juillet 1990, il a remplacé le procès-verbal établi le 15 mars 1990 par un autre procès-verbal, nécessairement antidaté au 15 mars 1990, qu’il a inséré dans le dossier de la procédure : ce même faux procès-verbal ne faisant plus apparaître la signature de son greffier, afin de dégager la responsabilité de celui-ci, M. X a détruit lui-même le procès-verbal original ;

- Il a admis avoir commis une négligence, qu’il a expliquée d’abord par des soucis consécutifs à son retour de W, puis par des problèmes personnels qui l’ont amené à divorcer, mais il a toujours nié avoir commis un détournement ;

Attendu que, le 13 novembre 1992, M. X a remis au régisseur d’avances du tribunal de grande instance de V un chèque de banque d’un montant de 37 756,50 francs, représentant la somme de 35 000 francs, en principal, augmentée des intérêts de droit ;

Attendu, certes, que, dans le cadre limité de la saisine du conseil de discipline, un quelconque détournement frauduleux de la somme de 35 000 francs par M. X ne peut être retenu ;

Mais attendu qu’en acceptant la remise d’un cautionnement en espèces, M. X s’est affranchi de la règle posée à l’article R. 19 du code de procédure pénale, selon laquelle un cautionnement doit être versé au régisseur d’avances de la juridiction ; qu’il a ainsi agi en dehors du cadre défini par une règle légale, dont le but est d’assurer la sécurité des fonds déposés entre les mains de justice ;

Attendu qu’en n’ayant pris aucune précaution pour assurer la conservation de la somme versée, ni aucune mesure pour assurer, dans les plus brefs délais, son dépôt à la régie d’avances du tribunal de V, M. X a fait preuve d’une grave négligence, à l’origine de la disparition de ladite somme ;

Attendu qu’en n’ayant pas fait part à sa hiérarchie de cette disparition et en demandant à son greffier de ne pas ébruiter l’incident, M. X a manqué au devoir de loyauté auquel le juge est tenu vis-à-vis de l’institution judiciaire ;

Attendu qu’en quittant ses fonctions de juge d’instruction et en négligeant d’assurer spontanément (comme cela était son devoir élémentaire) la représentation de cette somme, acceptée en dépôt, M. X s’est dérobé au sens des responsabilités que tout juge doit, en toutes circonstances, manifester ;

Attendu, enfin, qu’en détruisant le procès-verbal du 15 mars 1990 pour le remplacer par un « faux procès-verbal », M. X a failli au devoir d’intégrité que tout justiciable est en droit d’attendre de son juge, dans son action et dans ses démarches, pour gagner et pour conserver son crédit ;

Attendu que les fautes, commises par M. X à une époque où régnait dans son cabinet un total désordre, caractérisé par la persistance d’un stock anormalement élevé et une évacuation des affaires nettement insuffisante, ainsi qu’il résulte d’un rapport établi, le 27 février 1990, par le premier vice-président au tribunal de grande instance de V, chargé du service pénal, doivent s’analyser en des manquements aux devoirs de l’état de juge ;

Qu’en conséquence, il y a lieu de prononcer à l’encontre de M. X la sanction du déplacement d’office ;

Par ces motifs,

Faisant application des dispositions de l’article 45, 2°, de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée,

Prononce à l’encontre de M. X, juge au tribunal de grande instance de V, la sanction du déplacement d’office ;

Dit qu’une copie de la présente décision sera adressée à Mme le premier président de la cour d’appel de V.