Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège

Date
20/07/1994
Qualification(s) disciplinaire(s)
Manquement au devoir d'impartialité, Manquement au devoir de neutralité, Manquement au devoir de délicatesse à l’égard des collègues, Manquement au devoir de probité (obligation de préserver la dignité de sa charge), Manquement au devoir de probité (devoir de réserve), Manquement au devoir de probité (devoir de maintenir la confiance du justiciable envers l’institution judiciaire)
Décision
Mise à la retraite d'office
Mots-clés
Vie privée (relations intimes)
Vie privée (proches)
Déport
Critique
Menace
Enregistrement
Violence
Arme
Injure
Image de la justice
Impartialité
Neutralité
Délicatesse
Collègue
Probité
Dignité
Réserve
Institution judiciaire (confiance)
Mise à la retraite d'office
Juge
Fonction
Juge au tribunal de grande instance
Résumé
Répétition d’altercations avec un justiciable, mari de la maîtresse du magistrat. Absence de déport d’un magistrat dans des affaires mettant en cause sa maîtresse ainsi qu’une personne connue de lui. Critique outrancière d’une décision de ses collègues et menace d’utiliser à leur encontre un enregistrement clandestin des propos tenus en privé par l’un d’eux
Décision(s) associée(s)

Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni comme conseil de discipline des magistrats du siège, et siégeant à la Cour de cassation, sous la présidence de M. Pierre Drai, premier président de la Cour de cassation ;

Vu les articles 43 à 58 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, modifiés par les lois organiques n° 67-130 du 20 février 1967, n° 70-642 du 17 juillet 1970, n° 79-43 du 18 janvier 1979, n° 92-189 du 25 février 1992 et n° 94-101 du 5 février 1994 ;

Vu les articles 18 et 19 de la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature ;

Vu les articles 40 à 44 du décret n° 94-199 du 9 mars 1994 relatif au Conseil supérieur de la magistrature ;

Vu la dépêche du ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice, du 5 février 1994, proposant au Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline d’interdire temporairement à M. X, juge au tribunal de grande instance de V, l’exercice de ses fonctions ;

Vu la décision du 3 février 1994, faisant droit à cette demande ;

Vu la dépêche du ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice, du 31 mars 1994, dénonçant au Conseil les faits motivant des poursuites disciplinaires à l’encontre de M. X, ainsi que les pièces jointes à cette dépêche ;

Sur le rapport de M. François Bernard, conseiller d’État, membre du Conseil supérieur de la magistrature, désigné par ordonnances des 7 avril et 10 juin 1994 ;

Après avoir entendu M. Jean-François Weber, directeur des services judiciaires au ministère de la justice, assisté de M. Yannick Pressensé, chef du bureau des affaires générales des magistrats à la direction des services judiciaires ;

Après avoir entendu M. X en ses explications et moyens de défense ;

Après avoir entendu Maître Patou, avocat à la cour d’appel de Paris, en sa plaidoirie, M. X ayant eu la parole le dernier ;

Sans qu’il soit besoin d’ordonner les mesures complémentaires ou de procéder aux auditions demandées par M. X dans ses conclusions déposées le 20 juillet 1994 ;

Attendu qu’aux termes de l’article 43, premier alinéa, de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée, portant loi organique relative au statut de la magistrature : « tout manquement, par un magistrat, aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité constitue une faute disciplinaire » ;

Attendu que le Conseil supérieur de la magistrature, réuni comme conseil de discipline des magistrats du siège, ne porte aucune appréciation sur les actes juridictionnels des juges, lesquels relèvent de leur conscience et du seul pouvoir de ceux-ci de juger, sous réserve de l’exercice des voies de recours prévues par la loi en faveur des parties au litige ;

Attendu que les faits dénoncés dans la présente poursuite disciplinaire à l’encontre de M. X mettent en cause des manquements au devoir d’impartialité qu’aurait commis l’intéressé, ainsi que son comportement qui aurait été de nature à déconsidérer l’institution judiciaire.

Sur le premier grief

Attendu qu’il incombe à tout juge d’observer une réserve rigoureuse et d’éviter tout comportement de nature à entraîner le risque que son impartialité soit mise en doute et que puisse être, de ce fait, atteinte l’autorité de l’institution judiciaire ; que le magistrat est tenu de se déporter, dès lors qu’il entretient ou a entretenu des relations suivies avec une des parties au litige dont il est saisi ;

Attendu que M. X entretenait avec Mme Y des liens d’intimité, remontant à une date qu’il n’est pas possible d’établir avec précision, mais qui se situe, en tout état de cause, avant le début de l’année 1993 ;

Que, malgré l’existence de ces relations, le tribunal mixte de commerce de V, statuant sous la présidence de M. X, a rendu, entre le 8 octobre 1991 et le 17 décembre 1993, de nombreuses décisions concernant directement la société « Lady Créole », société à responsabilité limitée, dont la gérante était Mme Y qui, avec son mari, détenait la moitié des parts de cette société ;

Que, le 22 décembre 1992, M. X a rendu une ordonnance de référé concernant Mme Y, à titre personnel ;

Que, par jugement du 15 janvier 1993, le tribunal mixte de commerce, réuni sous la présidence de M. X, a ordonné la cession du restaurant au profit d’une société en voie de constitution, dite « société des Hôtels Liberté », dont Mme Y détenait 40 % du capital ;

Que M. X, agissant au nom de Mme Y qui lui avait donné, à cet effet, un mandat daté du 31 mars 1993, a procédé lui-même, le 2 avril 1993, aux formalités d’enregistrement et de publicité de la société « Les jardins de Lady Créole », constituée le 15 mars 1993 entre Mme Y et M. Z ;

Que M. X a procédé personnellement à ces opérations alors que le tribunal mixte de commerce qu’il présidait, restait saisi de procédures concernant la société « Lady Créole » qui ont d’ailleurs donné lieu, postérieurement, à trois jugements des 27 avril, 1er juin et 17 décembre 1993, et demeurait compétent pour l’exécution du plan de cession ;

Attendu qu’il ressort, d’autre part, des pièces du dossier que M. X entretenait des relations personnelles suivies avec M. A, qui exploitait une station service Elf ;

Que, malgré ses liens avec l’intéressé, M. X a présidé le tribunal mixte de commerce, lorsque ce tribunal a rendu deux jugements du 20 juillet 1992 et du 29 janvier 1993 concernant la cession d’une station Shell à M. A ;

Que ces jugements ayant été annulés par la cour d’appel de V, par un arrêt du 21 mars 1993, M. X a contesté cette décision qu’il a qualifiée d’« immonde » et a déclaré à plusieurs reprises, avant de se rétracter, qu’il avait procédé à un enregistrement clandestin des propos tenus au cours d’une conversation privée avec un des conseillers qui avait participé à l’élaboration de ladite décision et dont il résulterait, selon M. X, que cette décision aurait été rendue dans des conditions irrégulières dont il se réservait d’informer le public ;

Qu’en procédant à un tel enregistrement ou même en faisant croire qu’il avait procédé à cet enregistrement, M. X a manqué aux devoirs de délicatesse et de loyauté auxquels est tenu tout juge ;

Attendu que, dans l’ensemble des affaires, ci-dessus relatées, M. X avait l’obligation morale de se déporter et d’éviter toute intervention de nature à donner l’apparence d’un manquement à la neutralité et à l’impartialité ;

Que, faute de l’avoir fait, il a failli aux devoirs auxquels tout juge est tenu de se conformer dans sa démarche et dans son action ;

Sur le second grief

Attendu que des éléments du dossier soumis au conseil de discipline et des débats à l’audience, ressortent les faits suivants, lesquels ont, dans leur simple et évidente matérialité, été retenus par la décision du 3 février 1994 :

1 - Dans la nuit du 5 au 6 février 1993, un véhicule, dans lequel avaient pris place M. X et Mme Y, était, après une poursuite, choqué volontairement par un véhicule conduit par M. Y ; il s’ensuivait une très vive altercation, au cours de laquelle M. X exhibait une arme à feu afin de « calmer » M. Y ; l’intervention des services de police permettait d’éviter des heurts physiques ;

2 - Le 2 août 1993, alors que M. X se trouvait au domicile de Mme Y, M. Y faisait irruption dans l’appartement et portait plusieurs coups de poing au visage de M. X qui s’était caché dans la salle de bains, lequel, après avoir tenté d’alerter le voisinage en tirant un coup de feu par la fenêtre, se dégageait en menaçant M. Y de son revolver (un Ruger 357 Magnum pour lequel il avait un permis de port d’armes, mais dont le président du tribunal de grande instance devait lui rappeler qu’il n’avait le droit de le porter que pendant les heures de service) ;

3 - Le 20 septembre 1993, M. X et M. B, administrateur judiciaire, s’arrêtaient au restaurant « Lady Créole », pour y déjeuner ; ils étaient alors violemment pris à parti par M. Y, lequel traitait publiquement le magistrat de « juge ripoux, escroc et mafieux » et accusait M. B d’être son complice ; ceux-ci quittaient les lieux, après que M. Y eut porté un coup de pied à M. X ;

4 - Dans la nuit du 28 au 29 septembre 1993, M. X prenait l’initiative de téléphoner à M. Y pour lui indiquer que sa femme se trouvait au domicile d’un certain Alocha, identifié par la suite comme étant M. C ; M. Y s’y précipitait et s’introduisait dans l’appartement de M. C ; il cassait des vitres et exerçait des violences sur sa femme ;

M. X expliquait alors que, devant le danger représenté par les manifestations d’hostilité de M. Y à son endroit, il avait consulté un de ses amis psychiatre, qui lui avait suggéré de détourner l’attention de celui-ci sur un tiers ; M. X avait alors eu l’idée de profiter du séjour de Mme Y au domicile de M. C pour polariser l’agressivité de M. Y sur ce dernier ;

5 - Le 7 mars 1994, soit postérieurement à la décision du 3 février 1994, M. X se rendait à nouveau au restaurant « Lady Créole » où se trouvait M. Y ; il s’ensuivait un violent échange de coups sur la responsabilité duquel le rapport de gendarmerie a renvoyé les adversaires dos à dos : « De l’enquête effectuée, il ressort que les deux antagonistes et auteurs sont victimes réciproquement et simultanément de coups et blessures volontaires » ;

Attendu que ces faits, même s’ils concernent, par certains aspects, la vie privée de M. X, n’en ont pas moins un retentissement extérieur, dans la mesure où ils portent atteinte à l’image de celui qui est appelé à juger autrui et, par voie de conséquence, à l’institution judiciaire elle-même ; que leur auteur ne peut ainsi apparaître, dans son métier de juge et d’arbitre, avec le crédit et la confiance qui doivent lui être accordés ;

Que le comportement de M. X, contraire aux exigences d’une évidente déontologie, est constitutif d’une faute disciplinaire d’une particulière gravité qu’aggrave encore la répétition des faits imputables à ce magistrat ;

Attendu que, de l’ensemble des faits ci-dessus exposés, et sans avoir égard aux autres griefs mentionnés dans la dépêche susvisée du garde des sceaux, tenus pour inopérants, il résulte que M. X a, par son comportement, déconsidéré la justice aux yeux du justiciable ;

Qu’ayant manqué aux devoirs de loyauté et de délicatesse, il ne s’est pas conduit comme un digne et loyal magistrat ;

Qu’en ne se déportant pas dans des affaires où il avait l’obligation morale de ne pas siéger, il s’est départi de la réserve rigoureuse à laquelle il était tenu ;

Qu’il s’est ainsi exposé à ce que son impartialité et sa neutralité soient mises en cause et a, de ce fait, porté atteinte à l’autorité de l’institution judiciaire ;

Que ces fautes doivent être sanctionnées ;

Par ces motifs,

Faisant application de l’article 45, 6°, de l’ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée ;

Prononce, à l’encontre de M. X., la sanction de la mise à la retraite d’office.