Le Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège

Date
22/07/2020
Qualification(s) disciplinaire(s)
Manquement au devoir de loyauté à l'égard des collègues, Manquement au devoir de loyauté à l'égard des supérieurs hiérarchiques, Manquement au devoir de prudence, violation du devoir d’impartialité et absence de déport
Décision
Rétrogradation assortie du déplacement d'office
Mots-clés
Impartialité
Déport
Prudence
loyauté à l'égard des collègues
loyauté à l'égard des supérieurs hiérarchiques
entretien déontologique
Instruction
relation avec une partie
Impartialité objective
impartialité subjective
erreur d'appréciation
Image de la justice
crédit de l'institution judiciaire
Fonction
président de chambre à la cour d’appel
Résumé
Le comportement par lequel un magistrat, président de la chambre de l’instruction, s’abstient d’informer son chef de cour, à l’occasion de l’entretien déontologique ou à tout autre moment antérieur à la date de l’audience, de sa proximité avec une personnalité politique qu’il savait partie dans une procédure à l’instruction, constitue un manquement au devoir de prudence et de loyauté à l’égard de son chef de cour. En ne révélant pas aux magistrats siégeant avec lui la nature exacte de sa relation avec cette personnalité politique, partie dans une procédure d’instruction, ce magistrat ne leur a pas davantage permis d’apprécier pleinement la question soulevée quant à l’impartialité de la chambre de l’instruction et a ainsi manqué à son devoir de loyauté à leur égard. Le principe d’impartialité impose au magistrat de demander à être dessaisi ou de se déporter s’il lui apparaît qu’il a un lien avec une partie, son conseil, un expert, ou un intérêt quelconque de nature à faire naître un doute légitime sur son impartialité. Le caractère confidentiel de la relation entretenue par un magistrat ne saurait faire obstacle au devoir d’impartialité, qui constitue un devoir absolu et s’impose au magistrat. Ainsi, le fait de ne pas se déporter dans une procédure impliquant un proche constitue pour le magistrat un manquement à son devoir d’impartialité objective. En outre, constitue un manquement à son devoir d’impartialité subjective le fait pour un magistrat de répondre à un juge d’instruction en charge du dossier, qui lui indiquait la possible mise en examen d’un proche, que ce dernier était un « homme intègre », tout en restant en charge de l’affaire.

CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA MAGISTRATURE

Conseil de discipline des magistrats du siège

 

 

 

DÉCISION DU CONSEIL DE DISCIPLINE

 

Dans la procédure mettant en cause :

 

Mme X

Présidente de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de xxxxx

 

Le Conseil supérieur de la magistrature,

             Statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège,

 

Sous la présidence de Madame Chantal Arens, Première présidente de la Cour de cassation, présidente de la formation,

 

En présence de :

 

Madame Sandrine Clavel,

Monsieur Yves Saint-Geours,

Madame Hélène Pauliat

Madame Natalie Fricero,

Monsieur Frank Natali,

Monsieur Olivier Schrameck,

Monsieur Didier Guérin,

Monsieur Régis Vanhasbrouck

Monsieur Benoît Giraud,

Madame Virginie Duval,

Monsieur Benoist Hurel,

Monsieur Cédric Cabut,

Madame Marie-Antoinette Houyvet,

 

Membres du Conseil, siégeant,

 

Assistés de Madame Sophie Rey, secrétaire générale du Conseil supérieur de la magistrature ;

 

Vu l’article 65 de la Constitution ;

Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, notamment ses articles 43 à 58 ;

Vu la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature, notamment son article 19 ;

Vu le décret n° 94-199 du 9 mars 1994 relatif au Conseil supérieur de la magistrature, notamment ses articles 40 à 44 ;

Vu l’acte de saisine de la garde des Sceaux, ministre de la justice, du 28 août 2019 ainsi que les pièces jointes à cette saisine ;

Vu l’ordonnance du 16 septembre 2019 désignant M. Régis Vanhasbrouck, membre du Conseil, en qualité de rapporteur ;

Vu les dossiers disciplinaire et administratif de Mme X mis préalablement à sa disposition, ainsi qu’à celle de son conseil ;

             Vu l’ensemble des pièces jointes au dossier au cours de la procédure ;

             Vu la convocation notifiée à Mme X le 1er juillet 2020 ;

Vu la convocation adressée le 26 juin 2020 à Maître A, avocat au barreau de xxxxx, désigné par Mme X pour l’assister;

 

Sur la demande de non-publicité des débats

 

Mme la Première présidente rappelle les termes de l’article 57 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée, selon lequel « L’audience du conseil de discipline est publique. Toutefois, si la protection de l’ordre public ou de la vie privée l’exige, ou s’il existe des circonstances spéciales de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice, l’accès de la salle d’audience peut être interdit pendant la totalité ou une partie de l’audience, au besoin d’office, par le Conseil de discipline ».

Maître A a présenté une demande tendant à ce que l’audience ne se tienne pas publiquement en raison de la protection de la vie privée de Mme X.

Mme Catherine Mathieu, sous-directrice des ressources humaines de la magistrature, s’est opposée à cette demande.

Après en avoir immédiatement délibéré, le Conseil estime que les conditions prévues à l’article 57 de l’ordonnance précitée ne sont pas réunies en l’espèce. En effet, les éléments relatifs à la vie privée de Mme X sont déjà connus et sont en lien direct avec la procédure disciplinaire elle-même.

En conséquence, le Conseil rejette la demande, l’audience se poursuivant publiquement.

 

            Après avoir entendu :

             - le rapport de M. Régis Vanhasbrouck ;

- les observations de Mme Catherine Mathieu, sous-directrice des ressources humaines de la magistrature, assistée de M. Patrick Gerbault, adjoint au chef du bureau du statut et de la déontologie de cette même direction, qui a demandé le retrait des fonctions assorti d’un déplacement d’office ;

- les explications et moyens de défense de Mme X et de Maître A, Mme X ayant eu la parole en dernier ;

 

A rendu la présente

DÉCISION

 

L’acte de saisine du garde des Sceaux relève deux griefs disciplinaires portant sur des manquements imputés à Mme X.

 

Il lui est ainsi reproché :

  • un manquement à son devoir de prudence et de loyauté à l’égard du premier président de la cour d’appel de xxxxx et des deux magistrats composant la chambre de l’instruction à l’audience du 16 janvier 2019 en ne faisant pas état de la relation intime qu’elle entretenait depuis plusieurs années avec une personne ayant le statut de témoin assisté dans une procédure examinée par la chambre qu’elle présidait ;
  • un manquement à son devoir d’impartialité en ne se déportant pas lors de l’examen de cette procédure.

Le garde des Sceaux relève également un manquement à son devoir de prudence en révélant à une greffière du tribunal de xxxxx l’ouverture d’une enquête à l’occasion de laquelle la responsabilité de ladite greffière lui paraissait pouvoir être recherchée.

Selon les dispositions du premier alinéa de l'article 43 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée : « tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute disciplinaire ».

 

Les faits à l’origine des poursuites disciplinaires

 

Mme X a été installée en qualité de présidente de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de xxxxx le 1er septembre 2017, alors qu’elle entretenait une relation présentée comme intime et secrète depuis décembre 2011 avec M. B, président du Conseil départemental de xxxxx d’avril 2015 à fin 2017. Ce dernier était placé depuis le 4 octobre 2016 sous le statut de témoin assisté dans l’information dite « des emplois présumés fictifs de la xxxxx », ouverte au tribunal de xxxxx. Le 6 juillet 2018, la chambre de l’instruction était saisie, dans le dossier susvisé, d’une demande d’octroi du statut de témoin assisté présentée par Mme C, directrice des services du Conseil départemental de xxxxx, qui avait été auparavant mise en examen. L’affaire a été examinée à l’audience du 16 janvier 2019 sous la présidence de Mme X et mise en délibéré au 13 mars 2019, le délibéré étant à cette date prorogé au 20 mars. L’affaire a ensuite été renvoyée devant la chambre de l’instruction autrement composée. Le 15 février 2019, l’exécution d’une commission rogatoire du juge d’instruction saisi mettait en évidence de multiples échanges téléphoniques et messages entre Mme X et M. B du 1er mars 2018 au 12 février 2019.

 

Sur le manquement au devoir de prudence et de loyauté

 

Mme X a présidé le 16 janvier 2019 l’audience de la chambre de l’instruction au cours de laquelle a été examinée la requête de Mme C sans porter à la connaissance de son chef de cour et de ses assesseurs de la chambre de l’instruction la nature exacte de cette relation.

Au soutien de sa position, Mme X fait valoir, devant le rapporteur, puis à l’audience, qu’elle s’est interrogée sur son positionnement dans ce dossier mais a considéré que le caractère secret de sa relation avec M B l’empêchait de l’évoquer avec quiconque et qu’elle se sentait suffisamment expérimentée et « libre » pour examiner cette affaire en toute impartialité. Elle indique toutefois avoir fait savoir à ses deux assesseurs que M. B était un « ami » ou un « bon ami » et souligne que ces derniers n’ont jamais considéré qu’elle avait eu un comportement déloyal à leur égard.

Il résulte des éléments de la procédure que Mme X a effectivement noué une relation sentimentale, ancienne et stable, qu’elle qualifie de secrète, avec un homme politique local. Elle ne pouvait dès lors ignorer que, nommée présidente de la chambre de l’instruction à la cour d’appel de xxxxx, juridiction de petite taille, le risque d’être saisie du dossier dans lequel M. B avait été placé sous le statut de témoin assisté était particulièrement élevé. En outre, elle savait que sa relation pouvait être dévoilée à tout moment.

Compte tenu de ces éléments et de sa participation ultérieure à l’examen du dossier par la chambre de l’instruction, le Conseil considère que Mme X aurait dû informer le chef de cour, à l’occasion de l’entretien déontologique ou à tout autre moment antérieur à la date de l’audience, de sa proximité avec un homme politique qu’elle savait partie dans une procédure à l’instruction. Un échange à cet égard lui aurait en effet permis de constater l’absolue nécessité de se déporter à l’occasion de tout examen de ce dossier dans lequel M. B était témoin assisté. En s’abstenant de cette démarche, elle a manqué à son devoir de prudence et de loyauté à l’égard de son chef de cour.

En ne révélant pas aux magistrats siégeant avec elle la nature exacte de sa relation avec M. B, elle ne leur a pas davantage permis d’apprécier pleinement la question soulevée quant à l’impartialité de la chambre de l’instruction et a ainsi manqué à son devoir de loyauté à leur égard.

 

Sur le manquement à l’impartialité

 

Le principe d’impartialité impose au magistrat de demander à être dessaisi ou de se déporter s’il lui apparaît qu’il a un lien avec une partie, son conseil, un expert, ou un intérêt quelconque de nature à faire naître un doute légitime sur son impartialité.

Mme X explique à l’audience qu’elle se serait déportée si la relation n’avait pas été secrète et reconnaît une « erreur d’appréciation ». Elle soutient toutefois que l’étude du dossier de Mme C l’a conduite à considérer que le recours formé par celle-ci était indépendant de la situation judiciaire de M. B et que son expérience professionnelle lui permettait de rester impartiale dans le traitement de cette affaire.

Il résulte des pièces du dossier et des débats à l’audience que l’argument de Mme X tiré du fait que la procédure dont la chambre de l’instruction était saisie ne concernait que Mme C, ne saurait prospérer. En effet, le fait que Mme C exerce les fonctions de directrice des services du Conseil départemental de xxxxx dont M. B était, à l’époque des faits, le président, suffit à démontrer que la situation judiciaire de ces deux personnes était étroitement liée au sein d’une seule et même procédure. Mme D, assesseur habituel à la chambre de l’instruction, s’est d’ailleurs déportée pour l’examen du recours de Mme C au motif que son époux était un collaborateur de M. B ; cette situation aurait dû alerter Mme X et l’interroger sur son propre déport. Enfin, le caractère confidentiel de la relation ne saurait faire obstacle au devoir d’impartialité, qui constitue un devoir absolu et s’impose au magistrat.

En conséquence, en ne se déportant pas dans cette procédure, Mme X a commis un manquement à son devoir d’impartialité objective. En outre, en répondant à la mi-décembre 2018 au juge d’instruction en charge du dossier, qui lui indiquait la possible mise en examen de M. B, que ce dernier était un « homme intègre », tout en restant en charge de l’affaire, Mme X a manqué à son devoir d’impartialité subjective.

 

Sur l’autre manquement à l’obligation de prudence relevé à l’occasion d’un échange verbal avec une greffière

 

Aux termes de l’enquête diligentée par les services de l’Inspection générale de la justice, il n’est pas contesté que Mme X a révélé, au cours d’un échange verbal avec Mme E, greffière au sein d’un cabinet d’instruction au tribunal judiciaire de xxxxx, qu’une enquête était en cours sur les circonstances de la libération de M. F. Ce dernier, détenu dans le cadre d’une information du chef de triple assassinat, était libéré le 6 juillet 2016 pour vice de procédure, la mention relative à sa comparution devant la chambre n’ayant pas été renseignée dans l’acte d’appel d’une ordonnance de refus de mise en liberté par ladite greffière, sur laquelle pesait une suspicion de relations avec M. F.

Il résulte des débats et des pièces versées au dossier que si le Conseil considère que Mme X aurait dû s’abstenir de révéler l’existence de cette procédure sensible à Mme E, la nature des informations communiquées par Mme X ne permet pas, en l’état du dossier, de caractériser un manquement à une obligation de prudence.

 

Sur la sanction

 

L’absence de déport de Mme X dans le dossier dit « des emplois présumés fictifs de la collectivité de xxxxx » a eu des conséquences juridiques, judiciaires et médiatiques particulièrement étendues qui ont fortement nui au crédit de l’institution judiciaire et porté atteinte à son image, tant au niveau local que national.

En faisant prévaloir sa préoccupation de maintenir secrète sa relation avec M. B, Mme X, magistrate particulièrement expérimentée, n’a pas commis une erreur d’appréciation mais des manquements graves aux devoirs de prudence, de loyauté et d’impartialité, tout particulièrement dans une affaire susceptible d’avoir des répercussions sur la vie publique locale.

La gravité des manquements retenus à son encontre alors qu’elle exerçait ses premières fonctions hors hiérarchie en qualité de président de chambre de l’instruction justifie que soit prononcée à son encontre une mesure de rétrogradation.

Ces manquements rendent en outre inenvisageable la poursuite de l’exercice professionnel de Mme X dans le ressort de la cour d’appel de xxxxx.

 

PAR CES MOTIFS,

Le Conseil,

Après en avoir délibéré à huis-clos, hors la présence de M. Vanhasbrouck, rapporteur ;

Statuant en audience publique, le 8 juillet 2020 pour les débats et le 22 juillet 2020, par mise à disposition de la décision au secrétariat général du Conseil supérieur de la magistrature ;

Prononce à l’encontre de Mme X la sanction disciplinaire de rétrogradation assortie d’un déplacement d’office ;

La présente décision sera notifiée à Mme X ;

Une copie sera adressée à Monsieur le garde des Sceaux, ministre de la justice.