Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège

Date
27/06/1996
Qualification(s) disciplinaire(s)
Manquement au devoir de probité (devoir de ne pas abuser de ses fonctions), Manquement au devoir de probité (obligation de préserver la dignité de sa charge), Manquement au devoir de probité (devoir de préserver l’honneur de la justice)
Décision
Déplacement d'office
Mots-clés
Poursuites disciplinaires (abandon)
Vie privée (proches)
Cautionnement
Chèque
Dette
Qualité de magistrat (utilisation à des fins personnelles)
Amnistie
Probité
Abus des fonctions
Dignité
Honneur
Déplacement d'office
Juge d'instance
Fonction
Juge d'instance
Résumé
Usage frauduleux de sa qualité de magistrat pour obtenir la cession d’un droit de bail au profit de son concubin, en se portant caution de ce dernier, alors que le magistrat disposait de revenus insuffisants consécutivement à divers saisies-arrêts

Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni comme conseil de discipline des magistrats du siège, et siégeant à la Cour de cassation, sous la présidence de M. Pierre Drai, premier président de la Cour de cassation ;

Vu les articles 43 à 58 modifiés de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ;

Vu les articles 18 et 19 de la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature ;

Vu les articles 40 à 44 du décret n° 94-199 du 9 mars 1994 relatif au Conseil supérieur de la magistrature ;

Vu les dépêches du garde des sceaux, ministre de la justice, des 26 avril 1995 et 3 mai 1996, dénonçant au Conseil les faits motivant des poursuites disciplinaires à l’encontre de Mme X, juge au tribunal de grande instance de V, chargé du service du tribunal d’instance de V, ainsi que les pièces jointes à ces dépêches ;

Sur le rapport de M. Jean Trotel, président du tribunal de grande instance de Saint-Brieuc, membre du Conseil supérieur de la magistrature, désigné par ordonnance du 4 mai 1995 ;

Après avoir entendu M. Marc Moinard, directeur des services judiciaires au ministère de la justice, assisté de Mlle Isabelle Douillet, magistrat à l’administration centrale du ministère de la justice ;

Après avoir entendu Mme X en ses explications et moyens de défense ;

Après avoir entendu Maître Houppe, avocat au barreau de V, en sa plaidoirie, Mme X ayant eu la parole la dernière ;

L’affaire a été mise en délibéré et il a été annoncé que la décision serait rendue le jeudi 27 juin 1996, à 15 heures ;

Attendu qu’aux termes de l’article 43, alinéa 1, de l’ordonnance du 22 décembre 1958 modifiée, portant loi organique relative au statut de la magistrature : « Tout manquement, par un magistrat, aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité constitue une faute disciplinaire » ;

Sur la saisine du Conseil

Attendu que, dans sa dépêche du 26 avril 1995, le garde des sceaux, ministre de la justice, a énoncé deux séries de griefs : d’une part, une implication de Mme X dans la création et le fonctionnement d’un fonds de commerce de restaurant dans des conditions qualifiées de manquement au devoir de délicatesse et à la dignité, d’autre part, des insuffisances professionnelles dans le cadre de son service traduisant, par leur ampleur et leur persistance, un défaut de rigueur et de sens des responsabilités ;

Que, dans une seconde dépêche, datée du 3 mai 1996, le garde des sceaux, ministre de la justice, a exposé « qu’à l’exception du comportement de Mme X à l’occasion des opérations de création du restaurant “La Troïka”, susceptible de caractériser un manquement à l’honneur, voire à la probité, les faits dénoncés dans [sa] saisine du 26 avril 1995 [lui] apparaissent toutefois relever de la loi n° 95-884 du 3 août 1995 portant amnistie » ;

Qu’en outre, des faits nouveaux, postérieurs à la loi d’amnistie, susceptibles de recevoir une qualification disciplinaire, étaient dénoncés : d’une part, la situation de surendettement de Mme X, source de multiples procédures dans le ressort de la cour d’appel où elle exerce les fonctions de juge, de nature à porter atteinte à l’image de ses fonctions de magistrat et de l’institution judiciaire, d’autre part, l’assignation d’un de ses créanciers devant la juridiction où elle exerçait ses fonctions de magistrat, initiative contribuant à entretenir dans l’esprit de ses créanciers, de ses collègues, des fonctionnaires du greffe et des auxiliaires de justice, un lien – susceptible de jeter le doute sur l’impartialité de sa propre juridiction – entre ses activités professionnelles et ses difficultés d’ordre privé, et à porter atteinte à l’image de ses fonctions et de l’institution judiciaire ;

Attendu qu’à l’audience, le directeur des services judiciaires a fait valoir que la première série de faits reprochés à Mme X, à l’exception de ceux concernant les opérations de création du restaurant « La Troïka », est amnistiée en application de la loi du 3 août 1995 ; qu’il déclare abandonner, en conséquence, les poursuites de ce chef, ainsi que celles visant la situation de surendettement et l’assignation en octroi de délais de paiement devant le tribunal d’instance de V ;

Attendu que Mme X en a pris acte et a accepté l’abandon des poursuites ci-dessus relevé ;

Sur les faits

Attendu qu’un juge est tenu, en tout, notamment dans les actes de la vie civile, de veiller à ce que les obligations et les devoirs de sa charge ne soient pas altérés par des actes et comportements susceptibles d’entamer son crédit et la confiance des justiciables, de ses collègues, des fonctionnaires du greffe et des auxiliaires de justice ;

Que tel est le cas lorsqu’un juge provoque une situation de fait le mettant dans l’impossibilité d’exercer ses fonctions dans leur plénitude ou s’y laisse entraîner ;

Attendu qu’au cours du mois de mars 1993, pour permettre l’acquisition d’un fonds de commerce de restaurant dont son compagnon, M. Z, devait assurer l’exploitation, Mme X a souscrit une promesse d’achat notariée de deux studios et un engagement de caution à l’égard d’un couple, les époux A, lesquels se portaient caution hypothécaire au profit du cessionnaire, la société en commandite simple « Z », composée de Mme X, associée commanditaire, et de M. Z, associé commandité ;

Qu’à la date de conclusion de ces engagements, les capacités financières de Mme X, à la suite de diverses saisies-arrêts, se trouvaient réduites à environ 4 500 francs par mois ;

Que cette situation de précarité n’a été révélée ni aux parties concernées par cette opération, spécialement à Mme A, ni aux officiers publics ;

Attendu qu’en affichant, devant le notaire des époux A et en la présence de ces derniers, une détermination qui a emporté leur confiance, en omettant d’évoquer l’inconsistance de ses biens, l’importance de ses dettes antérieures et les oppositions frappant des revenus réduits de ce fait à la quotité non saisissable, en acceptant que le motif de l’absence de Mme A lors de la signature de l’acte de cession du droit au bail, le 13 mars 1993, soit dissimulé au notaire, en intervenant au cours de la rencontre organisée à son domicile, le 15 mars 1993, pour convaincre Mme A de participer à l’opération, en remettant à cette dernière un « chèque de garantie » de 100 000 francs non provisionné, Mme X, dont la qualité de magistrat était connue des principaux intervenants à l’acte de cession, a laissé croire à un crédit dont elle ne disposait pas pour permettre à son compagnon d’obtenir la cession du droit au bail ;

Qu’il résulte de ce qui précède que Mme X a manqué à l’élémentaire obligation de probité incombant à un juge ;

Attendu qu’en application de l’article 14, alinéa 3, de la loi n° 95-884 du 3 août 1995, sont exclus du bénéfice de l’amnistie les faits constituant des « manquements à la probité, aux bonnes mœurs ou à l’honneur » ;

Par ces motifs,

Vu l’article 45, 2°, de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée,

Donne acte au directeur des services judiciaires de ce qu’il déclare abandonner les poursuites à l’exception de celle visant le comportement de Mme X à l’occasion des opérations de cession du fonds de commerce « La Troïka » ;

Donne acte à Mme X de ce qu’elle déclare accepter cet abandon des poursuites ;

Prononce à l’encontre de Mme X la sanction du déplacement d’office ;

Dit qu’une copie de la présente décision sera adressée, pour servir à son information, au premier président de la cour d’appel de V.