Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège

Date
08/06/1988
Qualification(s) disciplinaire(s)
Manquement au devoir de délicatesse à l’égard des auxiliaires de justice, Manquement au devoir de probité (devoir de ne pas abuser de ses fonctions), Manquement au devoir de probité (obligation de préserver la dignité de sa charge), Manquement au devoir de probité (devoir de loyauté à l’égard de l’institution judiciaire), Manquement au devoir de probité (devoir de préserver l’honneur de la justice), Manquement au devoir de probité (devoir de maintenir la confiance du justiciable envers l’institution judiciaire)
Décision
Mise à la retraite d'office
Mots-clés
Vie privée
Fréquentations
Prostituées
Arme
Intervention
Assistance éducative
Délicatesse
Auxiliaire de justice
Probité
Abus des fonctions
Dignité
Institution judiciaire (loyauté)
Image de la justice
Honneur
Institution judiciaire (confiance)
Mise à la retraite d'office
Juge d'instance
Fonction
Juge d'instance
Résumé
Fréquentation régulière de prostituées et de personnes douteuses. Utilisation de son autorité et de ses fonctions de magistrat à l’occasion d’activités qui leur étaient étrangères, et notamment pour faire effectuer à des fonctionnaires de police des missions n’entrant pas dans leurs attributions. Détention irrégulière d’une arme. Intervention abusive dans une procédure d’assistance éducative en raison de ses relations privées avec la mère des mineurs
Décision(s) associée(s)

Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni comme conseil de discipline des magistrats du siège, sous le présence de Mme Rozès, premier président de la Cour de cassation, et siégeant à huis clos à la chambre commerciale de la Cour de cassation ;

Vu les articles 43 à 58 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature complétée et modifiée par la loi organique n° 67-130 du 20 février 1967 et n° 70-642 du 17 juillet 1970 ;

Vu les articles 9 à 13 du décret n° 59-305 du 19 février 1959 relatif au fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature ;

Vu la dépêche de M. le garde des sceaux du 12 novembre 1987, dénonçant au Conseil les faits motivant une poursuite disciplinaire contre M. X, juge au tribunal de grande instance du V, chargé du tribunal d’instance de W ;

Ouï M. le directeur des services judiciaires qui s’est retiré après les débats ;

Et sur le rapport de M. Zambeaux, désigné pour rapporter le dossier de M. X devant le Conseil supérieur de la magistrature,

Ouï M. X en ses explications ainsi que Maître Lyon-Caen, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation,

Statuant sur les seuls faits contenus dans la dénonciation du garde des sceaux en date du 12 novembre 1987 ;

Considérant que de l’instruction et des débats, il résulte que M. X qui s’intéressait particulièrement aux problèmes nés de la prostitution et soutenait l’action d’une association ayant pour objet le relèvement des prostituées a, au cours des années 1985 et 1986, fréquenté régulièrement à U les milieux dans lesquels ces femmes exerçaient leur activité en faisant état de sa qualité de juge au tribunal de police, chargé de statuer sur les poursuites exercées en application de l’article R. 34, 13°, du code pénal ;

Que non seulement il s’est livré à des enquêtes personnelles auprès des prostituées en les invitant à s’adresser à lui en cas de difficultés mais, profitant des rapports qu’il avait noués avec des fonctionnaires de police du service spécialisé qu’il avait accompagné au cours d’une tournée, il a eu recours à ceux-ci en dehors de toute procédure régulière pour faciliter sa « mission de relèvement » ce qui a fini par provoquer, le 20 février 1986, une protestation du commissaire de police, chef du service de protection et de préservation sociale de l’agglomération, inquiet des interventions réclamées ;

Considérant que cette activité de M. X l’a entraîné à entrer en relation avec des personnages suspects, parfois même des repris de justice et à se livrer à des démarches ou des agissements qui vont être examinés ;

Affaire Y

Considérant que M. X s’intéressait à une prostituée, la dame Y qui, le 30 septembre 1985, a été placée en détention provisoire par l’un des juges d’instruction de U au cours d’une information ouverte pour recel ; que, sans solliciter de permis de communiquer, il s’est rendu à plusieurs reprises à la maison d’arrêt parfois hors des heures de visites réglementaires, où, usant de sa qualité, il a obtenu de s’entretenir en privé avec la détenue en faveur de laquelle il est intervenu auprès du personnel pénitentiaire ; qu’il s’est fait remettre par le greffe de la prison les clés du logement de l’intéressée où il est allé en compagnie d’un inspecteur de police, sollicité par lui ; qu’il a fallu que le juge d’instruction, apprenant les visites et démarches de M. X ainsi que son souhait de se faire remettre directement le courrier que la dame Y pourrait lui adresser, interdise formellement les visites et correspondances irrégulières ; qu’en outre, M. X, que son collègue avait, sur sa demande, laissé assister au débat relatif à la détention provisoire de l’inculpée, est à nouveau intervenu auprès du magistrat instructeur pour lui fournir des renseignements personnels qu’il prétendait posséder sur une accusatrice de la dame Y ;

Qu’à la suite de ces incidents, portés à sa connaissance, le président du tribunal ayant invité M. X à cesser de s’occuper de la dame Y, ce magistrat, profitant de ce que cette détenue devait comparaître devant le tribunal de police, l’a fait venir le 5 novembre 1985 dans son cabinet, avec des tiers, pour lui permettre de régler un litige civil ; qu’il a fallu une injonction du premier président pour qu’il accepte de se déporter dans toute procédure intéressant cette justiciable ;

Remise d’une arme à un repris de justice et relation avec des personnes suspectes

Considérant que M. X, au cours de son activité précédemment évoquée, est entré en relation avec les époux Z-A, exploitants d’un « bar d’ambiance » de mauvaise réputation à U ; qu’ayant par l’entremise du sieur A acquis d’un tiers, le 9 avril 1986, un pistolet de calibre 11,43 mm, arme de la 1re catégorie, pour lequel le propriétaire n’avait plus d’autorisation de détention M. X a tenté d’obtenir une telle autorisation qui lui a été refusée en raison de la catégorie de l’arme ; que, par la suite, il l’a confiée au sieur Z qui l’a placée dans son coffre-fort où elle a été découverte avec ses munitions et d’autres armes détenues irrégulièrement, lors d’une perquisition opérée le 28 mai 1986 ; que les époux Z-A tous deux condamnés à plusieurs reprises font l’objet de mauvais renseignements et sont réputés appartenir au milieu de la délinquance ;

Considérant que M. X ne conteste pas l’achat et le dépôt de l’arme et expose qu’il voulait se livrer au tir sportif ; qu’il fait valoir qu’il espérait obtenir une autorisation en adhérant à une société de tir mais que ses démarches ont été retardées par une maladie ; qu’il soutient que c’est par mesure de sécurité qu’il a confié le pistolet au sieur Z possesseur d’un coffre-fort et dont les condamnations ne lui paraissaient pas trop graves ;

Affaire concernant la dame B-C

Considérant que M. X a, sur sa demande, été nommé le 15 décembre 1986 juge au tribunal de grande instance du V, chargé du tribunal d’instance de W ; que n’ayant manifestement pas rompu toutes ses relations avec le milieu de la prostitution …, il accepta de faire les démarches nécessaires pour que la dame B, divorcée C, prostituée à U, vint installer une maison mobile sur un terrain de camping à T ; que celle-ci y résida à partir du 24 avril 1987 et y fut rejointe tous les soirs par M. X, dont la qualité était connue des divers occupants du terrain, et qui passait la nuit dans la résidence de l’intéressée ; que pendant son séjour qui a duré jusqu’à la fin juin 1987, la dame B a continué à se rendre régulièrement à U pour se livrer à la prostitution ;

Que pour expliquer cette situation, M. X fait valoir que Mme B, à la suite de l’arrestation de son souteneur, était venue se réfugier auprès de lui en souhaitant abandonner la prostitution mais qu’elle avait été contrainte de continuer cette activité en raison de son endettement ; qu’il assure qu’il n’y avait pas d’autre communauté de vie entre lui et Mme B que leur résidence commune rendue nécessaire par l’état dépressif de cette dernière ;

Considérant que les faits, ci-dessus, se sont révélés à la suite de l’intervention de M. X dans une procédure d’assistance éducative suivie par le juge des enfants de U à l’égard du fils et de la fille de la dame B-C placés par ce magistrat dans une institution ;

Que M. X, auquel avaient été confiées, par intérim, les fonctions de juge des enfants du tribunal de grande instance du V, se fondant sur une requête de la dame B présentée le jour même de son installation à T a réclamé au juge des enfants de U la transmission de la procédure en raison du nouveau domicile de la mère ; que sur le refus de sa collègue il a néanmoins insisté auprès de celle-ci en faisant état de ses renseignements personnels et sans attendre davantage, entendit, en dehors de toute procédure régulière aussi bien la mère que les enfants ; qu’au refus réitéré de dessaisissement du magistrat ... la dame B provoqua le départ de ses enfants de l’établissement où ils étaient placés, ce qui empêcha l’un d’eux de se présenter à un examen ; que prétextant du refus de la mère de s’incliner devant la décision du juge des enfants de U M. X a tenté de se faire saisir d’une procédure par le procureur de la République du V, lequel a dû intervenir pour faire assurer le respect des décisions prises et faire reconduire, le 23 juin 1987, les enfants de la dame B dans l’établissement où ils étaient placés ;

Considérant qu’après le départ de la dame B de T, M. X a continué ses relations avec elle ; qu’il s’est rendu à S où elle possède une maison et est intervenu, en faisant état de sa qualité, pour régler un conflit entre elle et ses voisins ; qu’il a reconnu la rencontrer encore et lui donner des conseils pour faciliter son reclassement.

Considérant que si les faits dénoncés concernant les relations de M. X avec la dame D ne constituent aucun manquement à ses devoirs par ce magistrat au regard de l’article 43 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, il n’en est pas ainsi des autres faits reprochés ;

Considérant, d’une part, que, quels que soient les motifs de son comportement, M. X, en fréquentant régulièrement des prostituées ainsi que des personnes douteuses dans des conditions équivoques et en invoquant ou utilisant ses fonctions à l’occasion d’activités qui leurs étaient étrangères, a manqué aux devoirs de son état et porté atteinte à sa dignité de magistrat ; qu’en utilisant sa qualité et son autorité pour faire effectuer par des fonctionnaires de police des missions n’entrant pas dans leurs attributions, il a encore manqué à son devoir et compromis cette autorité ;

Considérant, d’autre part, qu’en confiant à un individu plusieurs fois condamné une arme que lui-même ne détenait pas régulièrement, M. X a non seulement failli à ses devoirs mais a commis un acte portant atteinte à son honneur de magistrat ; que, de même, en cohabitant avec la dame B comme en intervenant abusivement dans la procédure d’assistance éducative des enfants de cette dernière, en raison essentiellement de ses relations privées avec celle-ci et en tenant le rôle du conseil d’une partie, il a apporté son concours à l’obstruction faite par celle-ci à des décisions de justice, il a encore manqué à ses devoirs et porté atteinte à son honneur de magistrat ;

Considérant que la répétition des manquements à ses devoirs, exceptionnellement graves, commis par M. X dont certains, tels ceux commis après son départ de U, l’ont été alors qu’il avait été mis en garde aussi bien par les chefs de juridiction que par le sous-directeur de la magistrature du ministère de la justice, sans que ces mises en garde aient constitué l’avertissement prévu par l’article 44 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 précitée, démontre que ce magistrat ne s’est pas conduit comme un digne et loyal magistrat conformément au serment qu’il a prêté ;

Par ces motifs,

Prononce contre M. X, par application de l’article 45, 6°, de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, la sanction de la mise à la retraite d’office.