Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du parquet

Date
13/10/2015
Qualification(s) disciplinaire(s)
Manquement aux devoirs liés à l’état de magistrat, Manquement au devoir de délicatesse à l’égard des justiciables
Avis
Blâme avec inscription au dossier
Décision Garde des sceaux
Blâme avec inscription au dossier
Mots-clés
Délicatesse
Propos discriminants
Blâme avec inscription au dossier
Fonction
Substitut général
Résumé
Le CSM s’est prononcé sur la qualification disciplinaire de propos tenus à l’audience par un magistrat du ministère public et retenu que revêtait un caractère objectivement discriminant l’établissement d’un lien entre l’appartenance à une communauté et une activité délinquante présentée comme un mode de vie propre à cette communauté. Le Conseil rappelle que si en vertu de l’article 5 de l’ordonnance statutaire et de l’article 33 du Code de procédure pénale, la parole est libre à l’audience « ce principe ne constitue toutefois pas une immunité au profit d’un magistrat représentant le ministère public lorsqu’il prend la parole à l’audience ». Elle a également relevé que, tenu au respect des devoirs de son état, le magistrat « doit en particulier respecter la dignité des justiciables, et ce faisant, celles de sa charge ».Les faits reprochés, traduisant une forme de partialité à l’égard des membres d’une communauté, ont en conséquence été qualifiés de manquements au devoir de délicatesse et aux devoirs de l’état de magistrat. Prenant en compte les qualités par ailleurs reconnues au magistrat concerné, le CSM a émis l’avis qu’un blâme avec inscription au dossier devrait être prononcé contre l’intéressé.

CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA MAGISTRATURE
Formation compétente pour la discipline
des magistrats du parquet

Avis motivé
de la formation compétente pour la discipline des magistrats du parquet
sur les poursuites engagées contre Monsieur X,
substitut général chargé du secrétariat général du parquet général
près la cour d’appel de xxxx

La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet, composée de :

Monsieur Jean-Claude Marin,

Procureur général près la Cour de cassation, président,

Monsieur Jean Danet,
Madame Soraya Amrani Mekki,
Madame Jacqueline de Guillenchmidt,
Monsieur Georges-Eric Touchard,
Madame Evelyne Serverin,
Monsieur Guillaume Tusseau,
Madame Paule Aboudaram,
Monsieur Yves Robineau,
Monsieur Didier Boccon-Gibod,
Monsieur Jean-Marie Huet,
Monsieur Vincent Lesclous,
Monsieur Raphaël Grandfils,
Monsieur François Thevenot,
Monsieur Richard Samas-Santafé,
Madame Virginie Valton,

Membres du Conseil,

Le secrétariat étant assuré par Monsieur Daniel Barlow, secrétaire général du Conseil supérieur de la magistrature ;

La direction des services judiciaires étant représentée par Madame Stéphanie Kretowicz, magistrat, sous-directeur de l’organisation judiciaire et de l’innovation, assistée de Madame Hélène Volant, magistrat à cette direction ;

Vu l'article 65 de la Constitution ;

Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée portant loi organique relative au statut de la magistrature, notamment ses articles 5 et 43 à 66 ;

Vu la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 modifiée sur le Conseil supérieur de la magistrature, notamment son article 19 ;

Vu le code de procédure pénale, notamment son article 33 ;

Vu le décret n° 94-199 du 9 mars 1994 modifié relatif au Conseil supérieur de la magistrature, notamment ses articles 40 à 44 ;

Vu la saisine du garde des Sceaux du 2 décembre 2014 ;

Vu la désignation de Monsieur Didier Boccon-Gibod, membre du Conseil, en qualité de rapporteur, par décision du président de la formation du 20 février 2015 ;

Vu les dossiers disciplinaire et administratif de Monsieur X, mis à sa disposition avant la tenue de l’audience ;

Vu l'ensemble des pièces jointes au dossier au cours de la procédure, que Monsieur X a pu consulter ;

Vu le rapport du 5 juin 2015 déposé par Monsieur Didier Boccon-Gibod, dont Monsieur X a reçu copie ;

Vu la convocation adressée le 15 juillet 2015 à Monsieur X et sa notification du 20 juillet 2015 ;

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Les débats se sont déroulés en audience publique, dans les locaux de la Cour de cassation, 5 quai de l’Horloge à Paris (1er), le 22 septembre 2015.

A l’ouverture de la séance, le président de la formation a rappelé les termes de l’article 65 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée, selon lesquels : «L'audience de la formation compétente du Conseil supérieur de la magistrature est publique. Toutefois, si la protection de l'ordre public ou de la vie privée l'exigent, ou s'il existe des circonstances spéciales de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice, l'accès de la salle d'audience peut être interdit pendant la totalité ou une partie de l'audience, au besoin d'office, par la formation compétente du Conseil supérieur de la magistrature ».

Monsieur X, comparant, n’a formulé aucune demande en ce sens.

Monsieur Didier Boccon-Gibod a été entendu en son rapport, puis Monsieur X a été interrogé sur les faits dont le Conseil est saisi et a fourni ses explications.

Madame Stéphanie Kretowicz a présenté ses observations et demandé le prononcé d’un avis de déplacement d’office.

Monsieur X a été entendu en sa défense et a eu la parole en dernier.

L'affaire a été mise en délibéré au 13 octobre 2015.

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Dans sa saisine du 2 décembre 2014, le garde des Sceaux reproche à Monsieur X :

- d’avoir, le 13 août 2014, lors d’une audience de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de xxxxx où il occupait le siège du ministère public, tenu des propos discriminants et stigmatisants à l’encontre de l’ensemble des membres de la communauté des gens du voyage, en s’exprimant en ces termes :

« C’est une affaire à l’ancienne, il y a des noms difficiles à porter. Cela concerne les gens du voyage qui, comme chacun sait, ont fait du vol un mode de vie. »

« Je les trouve attachants, ces gens du voyage, avec leur mode de vie fait de rapines et de combines en tout genre. D’ailleurs il est ferrailleur, c’est la débrouille, c’est la récup, ça veut tout dire. »

- d’avoir, le même jour, dans les mêmes circonstances, moqué le nom de famille du justiciable mis en examen et celui de sa compagne, qui se trouvait dans la salle d’audience, en indiquant : « on sait ce que ça veut dire, c’est la même communauté tout ça ».

Pour le garde des Sceaux, ces faits constituent un manque de discernement et de prudence aux conséquences graves, caractérisant un manquement au devoir de réserve et au devoir de délicatesse à l’égard des justiciables dans leur ensemble ; ils portent atteinte à la confiance et au respect que la fonction de magistrat doit inspirer aux justiciables et jettent, ce faisant, le discrédit sur l’institution judiciaire.

Monsieur X conteste les faits qui lui sont reprochés. Il affirme n’avoir évoqué, durant l’audience, que la situation du mis en examen, sans étendre son propos à l’ensemble de la communauté des gens du voyage, n’évoquant l’appartenance de l’intéressé à celle-ci qu’afin de souligner l’absence de garanties de représentation propre à justifier son maintien en détention provisoire.

Le Conseil relève que la tenue des propos imputés à Monsieur X dans l’acte de saisine se trouve néanmoins attestée par les témoignages constants et concordants des trois magistrats ayant siégé avec lui, comme par celui de la greffière présente à l’audience, qui, tous, à défaut d’avoir retenu au mot près la formulation employée par le représentant du ministère public, en confirment le sens et la portée générale visant l’ensemble des membres de la communauté des gens du voyage.

S’il résulte, en outre, de ces mêmes témoignages que Monsieur X n’a en rien moqué, par exemple en caricaturant un accent allemand, le nom du mis en examen et celui de sa compagne, l’intéressé reconnaît avoir interpellé cette dernière, alors même qu’elle n’était pas impliquée dans la procédure, afin de lui demander confirmation de son patronyme pour le rattacher, dans un propos général, à la communauté des gens du voyage.

Il s’ensuit qu’indépendamment de l’intention poursuivie par leur auteur, qui conteste toute forme de racisme, la matérialité des propos retenus dans l’acte de saisine est établie.

Ces propos présentent objectivement un caractère discriminant, pour prétendre établir un lien nécessaire entre l’appartenance à une communauté et une activité délinquante, présentée comme un mode de vie propre à cette communauté.

En vertu de l’article 5 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature et de l’article 33 du code de procédure pénale, la parole des magistrats du parquet à l’audience est libre.

Ce principe ne constitue toutefois pas une immunité au profit du magistrat représentant le ministère public qui, lorsqu’il prend la parole à l’audience, est tenu au respect des devoirs de son état.

Il doit en particulier respecter la dignité des justiciables et, ce faisant, celle de sa charge.

Au regard de ces exigences, en tenant les propos qui lui sont reprochés, qui marquent une forme de partialité à l’égard des membres d’une communauté, présentée comme essentiellement délinquante, et jettent ainsi le discrédit sur l’institution judiciaire, Monsieur X a bien commis un manquement au devoir de délicatesse, en même temps qu’un manquement aux devoirs de l’état de magistrat.

Le caractère isolé de ces manquements, comme l’absence de toute faute antérieure, chez un magistrat dont chacun reconnaît les qualités professionnelles, justifie que soit retenue à l’encontre de Monsieur X la sanction du blâme avec inscription au dossier.

PAR CES MOTIFS,

Après en avoir délibéré à huis clos, hors la présence de Monsieur Didier Boccon-Gibod, rapporteur désigné,

Emet l’avis de prononcer contre Monsieur X la sanction de blâme avec inscription au dossier ;

Dit que le présent avis sera transmis au garde des Sceaux et notifié à Monsieur X par les soins du secrétaire soussigné.

Fait et délibéré à Paris, le 13 octobre 2015.