Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du parquet

Date
21/11/2008
Qualification(s) disciplinaire(s)
Manquement au devoir d'impartialité, Manquement au devoir de délicatesse à l’égard de la justice, Manquement au devoir de probité (devoir de ne pas abuser de ses fonctions), Manquement au devoir de probité (obligation de préserver la dignité de sa charge), Manquement au devoir de probité (devoir de réserve)
Avis
Retrait des fonctions de procureur de la République
Déplacement d'office
Décision Garde des sceaux
Conforme (16 janvier 2009)
Mots-clés
Chef de juridiction
Vie privée (relations intimes)
Intervention
Procédure (classement)
Déport
Recrutement
Vacataire
Impartialité
Délicatesse
Justice
Probité
Abus des fonctions
Dignité
Réserve
Retrait des fonctions
Déplacement d'office
Procureur de la République
Fonction
Procureur de la République honoraire
Résumé
Mise en œuvre par un procureur de la République d’une mesure de médiation en vue de provoquer une relation intime avec une justiciable. Absence de déport d’un procureur de la République dans une procédure dont il s’était réservé le contrôle malgré les liens l’unissant à l’une des parties et dont il avait ordonné le classement sans suite pour des motifs étrangers aux faits de la cause. Intervention à deux reprises d’un procureur de la République pour assurer le recrutement de personnes avec lesquelles il entretenait une liaison dans des emplois en lien étroit avec le tribunal où il exerçait ses fonctions

La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet ;

Vu l’article 65 de la Constitution ;

Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, modifiée ;

Vu la dépêche, en date du 28 novembre 2007, de Mme le garde des sceaux, ministre de la justice, et ses pièces annexées, à M. le procureur général près la Cour de cassation, président de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet, saisissant cette formation pour avis sur les poursuites disciplinaires diligentées à l’encontre de M. X ;

Vu les dossiers disciplinaire et administratif de M. X, mis préalablement à sa disposition ;

M. X a déclaré qu’il ne souhaitait pas être assisté d’un conseil et qu’il assurerait seul sa défense ;

- Sur la demande de non publicité des débats

M. X a sollicité, par une lettre en date du 7 octobre 2008 et à l’ouverture des débats, que la réunion du Conseil supérieur de la magistrature ne se tienne pas publiquement, au motif que les faits pour lesquels il est poursuivi, concerneraient, en grande partie, sa vie privée et celle de tiers ;

La parole a été donnée à M. X ; Mme Dominique Lottin, directrice des services judiciaires, assistée de M. Pascal Prache et de Mme Béatrice Vautherin, magistrats à cette direction, a été entendue et M. X a eu la parole en dernier ;

Après en avoir délibéré, le Conseil a décidé que ni la protection de l’ordre public, ni celle de la vie privée de M. X, ni celle de tiers, ni aucune circonstance spéciale de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice, ne justifiaient une telle exception au principe de publicité de la séance du Conseil, les griefs imputés à M. X concernant ses seules activités professionnelles ;

A la reprise des débats, M. Denis Chausserie-Laprée, rapporteur, a procédé à la lecture de son rapport ;

M. X a été interrogé sur les faits et a fourni ses explications ;

Mme Dominique Lottin, directrice des services judiciaires, a été entendue et a présenté ses demandes ;

- Sur le fond

Par dépêche du 28 novembre 2007, Mme le garde des sceaux, ministre de la justice, a saisi le Conseil supérieur de la magistrature, dans sa formation compétente pour la discipline des magistrats du parquet, des faits suivants imputés à M. X :
- avoir pris prétexte d’une procédure pénale pour engager une relation intime avec une justiciable ;
- s’être réservé le contrôle de cette procédure, malgré les liens l’unissant à l’une des parties, et d’avoir ordonné son classement sans suite, pour des motifs personnels étrangers aux faits de la cause ;
- être intervenu directement à deux reprises, pour assurer successivement le recrutement de personnes avec lesquelles il entretenait une liaison, dans des emplois en lien étroit avec le tribunal où il exerçait ses fonctions et pour l’une d’entre elles, en favorisant l’octroi d’un salaire injustifié ;

- Sur le grief d’avoir pris prétexte d’une procédure pénale pour engager une relation intime avec une justiciable

Il résulte des débats qu’au cours d’une procédure pénale, ouverte courant 2002 au tribunal de grande instance de … et faisant suite à des faits de troubles de voisinage, M. X, procureur de la République près cette juridiction, a décidé de mettre en œuvre personnellement une mesure de médiation entre les deux parties en cause ; qu’après avoir reçu Mme …, seule, il l’a convoquée pour un second entretien au cours duquel il l’a invitée à déjeuner ; que par la suite, une relation intime est née entre eux ;

Le caractère inhabituel de la mise en œuvre de mesures de médiation par le procureur de la République en personne, la tenue d’entretiens à deux reprises avec une seule des deux parties, l’absence d’établissement de procès-verbal et le témoignage de Mme … aux termes duquel M. X, dès la première entrevue, s’était comporté de manière familière de sorte qu’elle avait compris qu’elle « l’intéressai[t] », permettent d’établir ce grief ;

Le fait d’avoir usé des pouvoirs qui s’attachent à ses fonctions pour provoquer une relation intime avec une justiciable constitue un manquement à la dignité et à la réserve imposées au magistrat par son état ;

- Sur le grief de s’être réservé le contrôle d’une procédure, malgré les liens l’unissant à l’une des parties et d’avoir ordonné son classement sans suite, pour des motifs personnels étrangers aux faits de la cause

M. X a poursuivi le traitement de la procédure judiciaire mettant en cause Mme …, alors même qu’il était engagé dans une relation intime avec elle ; le 29 octobre 2002, il a décidé de classer sans suite cette procédure, bien que les services d’enquête aient fait état d’une situation toujours conflictuelle entre les parties ;

M. X a reconnu que sa situation personnelle l’avait mis dans l’impossibilité de poursuivre l’une ou l’autre des parties ; le grief est dès lors établi ;

Alors qu’il avait l’obligation morale de se déporter et de s’abstenir de toute intervention dans la procédure, dès lors qu’il entretenait ou avait entretenu des relations avec l’une des parties au litige, il a ainsi manqué au devoir d’impartialité auquel tout magistrat est tenu dans sa démarche et dans son action ;

- Sur le grief d’être intervenu directement, à deux reprises, pour assurer successivement le recrutement de personnes avec lesquelles M. X entretenait une liaison, dans des emplois en lien étroit avec le tribunal où il exerçait ses fonctions et, pour l’une d’entre elles, en favorisant l’octroi d’un salaire injustifié

- Les faits concernant Mme …

Trois jours après le classement sans suite de la procédure concernant Mme …, M. X remettait le curriculum vitae de celle-ci au greffier en chef, en vue de son recrutement en qualité de vacataire au tribunal de grande instance de …, en affirmant qu’« il n’y avait aucun problème avec elle » ; il laissait ainsi entendre qu’il connaissait sa valeur professionnelle alors qu’il n’en était rien et que sa recommandation était uniquement motivée par la relation intime qu’il avait nouée avec elle ; il cachait, en outre, au greffier en chef qu’elle venait de faire l’objet d’une procédure pénale, élément qui aurait été de nature à dissuader ce dernier de procéder à cette embauche ;

En décembre 2002, il indiquait au greffier en chef du tribunal qu’il n’était pas favorable au renouvellement du contrat de Mme …, alors qu’il avait mis fin à leur liaison ;

- Les faits concernant Mme …

M. X a fait la connaissance de Mme …, à l’occasion d’un stage qu’elle effectuait au tribunal de grande instance de … du 24 novembre au 9 décembre 2003, leurs relations devenant intimes au début de l’année 2004 ;

Mme … a été recrutée, sur proposition de M. X, le 30 novembre 2004, en qualité de « médiateur du procureur et accueillant aide aux victimes » au sein d’une association d’aide aux victimes et de médiation pénale, constituée le 13 octobre 2004, sur l’initiative de celui-ci ;

Entendus par la mission d’inspection, la présidente et le vice-président de l’association …, tous deux délégués du procureur, ont indiqué que l’embauche de Mme … « leur [avait] complètement échappé », sans qu’ils aient eu connaissance de la nature des relations qu’elle entretenait avec M. X ;

Le choix de Mme … a été vivement critiqué par un magistrat lors de l’assemblée générale des magistrats du siège et du parquet du 13 décembre 2004, au motif qu’elle n’était titulaire que d’une capacité en droit et qu’elle n’avait pas la qualification correspondant à cet emploi ;

M. …, greffier en chef, a précisé que l’assistante de justice, titulaire d’un diplôme de troisième cycle en droit pénal, était intéressée par ce poste et aurait dû être recrutée par l’association ;

Si Mme … a effectué les horaires de travail contractuellement prévus et si le versement de son salaire ne peut dès lors être qualifié d’injustifié, il est établi que M. X a usé de sa qualité de procureur pour faire attribuer à sa compagne un emploi qu’elle n’aurait vraisemblablement pas obtenu s’il n’avait pas intercédé en sa faveur et s’il avait laissé s’organiser une véritable concurrence ;

Le fait d’être intervenu directement, à deux reprises, pour assurer successivement le recrutement de personnes avec lesquelles il entretenait une liaison, dans des emplois en lien étroit avec le tribunal où il exerçait ses fonctions, caractérise, de la part de M. X, un abus des fonctions de procureur de la République, ainsi qu’un manquement à la délicatesse ;

Les manquements établis à l’encontre de M. X procèdent d’une confusion entre sa vie privée et l’exercice de ses fonctions, révèlent une méconnaissance des devoirs de sa charge et caractérisent une rigueur insuffisante dans l’exercice de ses fonctions de chef de juridiction ;

Par ces motifs,

Dit n’y avoir lieu à faire droit à la demande de non-publicité des débats ;

Émet l’avis qu’il y a lieu de prononcer contre M. X la sanction prévue à l’article 45, 3° du statut de la magistrature, de retrait des fonctions de procureur de la République, assorti d’un déplacement d’office ;

Dit que le présent avis sera transmis à Mme le garde des sceaux et notifié à M. X par les soins du secrétaire soussigné.