Le Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège

Date
12/10/2022
Qualification(s) disciplinaire(s)
Atteinte à l'image de la justice, Manquement au devoir de délicatesse, Manquement aux devoirs de l'état de magistrat, Devoir de légalité, Manquement au devoir de légalité (obligation de diligence)
Décision
Retrait des fonctions de juge d’instruction assorti d’un déplacement d’office
Mots-clés
juge d’instruction
manquement aux devoirs de conscience professionnelle
devoir de compétence
de diligence
sens des responsabilités
devoir de légalité
Délicatesse
Loyauté
Retard
délai excessif
négligence du droit des personnes détenues
mises en garde répétées
détention arbitraire
mauvaise gestion des détentions provisoires
atteinte à l’image de l’institution
droits des victimes
Fonction
juge d’instruction
Résumé
Le Conseil a considéré que, par l’accumulation de retards, d’accroissement des délais dans le traitement des dossiers, d’absence d’actes pendant de longues périodes, et ce, malgré les mises en garde répétées de ses supérieurs hiérarchiques et une charge de travail modérée, le magistrat a manqué à son devoir de son état et en particulier au devoir de conscience professionnelle, qui comprend un devoir de compétence et de diligence que les justiciables sont en droit d’attendre. De même, le Conseil a considéré que, pour avoir été négligent dans le suivi des détentions provisoires, malgré plusieurs alertes, par l’oubli ou l’omission de saisir le juge des libertés et de la détention ayant entraîné la remise en liberté de nombreux détenus ou la détention arbitraire de personnes mises en examen, le magistrat avait manqué à ses devoirs de son état et en particulier à son devoir de conscience professionnelle qui comprend un devoir de compétence et de diligence. Le Conseil a ainsi estimé que si M.X avait pu être légitimement déstabilisé par le fait, d’une part, qu’une enquête pénale ait été ouverte à son encontre pour des faits relevant de sa vie privée et que, d’autre part, celle-ci n’ait pas été dépaysée ab initio, force était de constater que certains des griefs pouvant lui être imputés étaient bien antérieurs à la date à laquelle l’enquête pénale avait débuté, de sorte que cet élément ne saurait l’exonérer de sa responsabilité sur le plan disciplinaire. De surcroît, le Conseil a relevé que si l'article 148-4 du code de procédure pénale n'imposait pas expressément au magistrat instructeur d'entendre, d'initiative, les mis en examen détenus tous les quatre mois s’ils ne le sollicitaient pas, il n’en demeurait pas moins que ceux-ci devaient l’être à échéances régulières, et d’autant plus fréquemment qu’ils étaient privés de leur liberté, impératif qui n’avait pas été respecté dans le cas d’espèce. Toutefois, si le défaut d’avis aux victimes dès le début de l’information judiciaire de leur droit à se constituer parties civiles et à être assistées par un avocat et de l’audition d’une victime mineure sans qu’elle ne soit assistée d’un avocat, en violation des dispositions de l’article 706-51-1 du code de procédure pénale, constituent des manquements au devoir de légalité, ils ne sauraient pour autant constituer un manquement au devoir de délicatesse en l’absence de tout élément au soutien de ce que ces pratiques aient été mises en place dans l’intention de priver les victimes de leurs droits. Le Conseil a également considéré que le seul fait de ne pas aviser les supérieurs hiérarchiques de tels incidents ne saurait, dans un contexte où ceux-ci en avaient été préalablement informés et où l’irrégularité avait déjà pris fin, constituer un manquement au devoir de loyauté. Enfin, le Conseil a considéré que malgré l’absence de médiatisation, les insuffisances du magistrat, en raison de leur particulière gravité, constituaient une atteinte à la confiance et au respect que la fonction de magistrat doit inspirer et par là-même une atteinte à l’autorité et à l’image de l’institution, tant au regard des justiciables que des partenaires de l’institution judiciaire.

CONSEIL

SUPÉRIEUR DE LA MAGISTRATURE

 

Conseil de discipline des magistrats

du siège

 

 

 

DÉCISION DU CONSEIL DE DISCIPLINE

 

 

 

Dans la procédure mettant en cause :

 

M. X

Juge d’instruction au tribunal de Xxx

 

Le Conseil supérieur de la magistrature,

Statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège,

 

Sous la présidence de M. Christophe Soulard, premier président de la Cour de cassation, président de la formation,

 

 

En présence de :

 

Mme Sandrine Clavel

M. Yves Saint-Geours

M. Georges Bergougnous

Mme Natalie Fricero

M. Jean-Christophe Galloux

M. Frank Natali

M. Didier Guérin

M. Régis Vanhasbrouck

M. Benoit Giraud

Mme Virginie Duval

M. Benoist Hurel

Mme Dominique Sauves

 

Membres du Conseil, siégeant,

 

 

Assistés de Mme Lise Chipault, secrétaire générale adjointe du Conseil supérieur de la magistrature et de Mme Aurélie Vaudry, greffière ;

 

 

 

Vu l’article 65 de la Constitution ;

 

Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, notamment ses articles 43 à 58 ;

 

Vu la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature, notamment son article 19 ;

 

Vu le décret n° 94-199 du 9 mars 1994 relatif au Conseil supérieur de la magistrature, notamment ses articles 40 à 44 ;

 

Vu l’acte de saisine du garde des Sceaux, ministre de la justice, en date du 15 octobre 2021, reçu au Conseil le 19 octobre 2021, ainsi que les pièces jointes à cette saisine ;

 

Vu l’ordonnance du 22 octobre 2021 désignant Mme Natalie Fricero en qualité de rapporteur ;

 

Vu les dossiers disciplinaire et administratif de M. X mis préalablement à sa disposition, ainsi qu’à celle de Maître A, avocate au barreau de Xxxxxxx, et de M. B, secrétaire général de l’L, désignés par l’intéressé pour l’assister;

 

Vu l’ensemble des pièces jointes au dossier au cours de la procédure ;

 

Vu la convocation à l’audience du 28 septembre 2022 adressée à M. X le 9 juin 2022 et notifiée par la voie hiérarchique le 11 juin 2022 ;

 

Vu la convocation à l’audience susvisée adressée le 9 juin 2022 par voie électronique à Maître A, conseil de M. X, qu’elle a téléchargée le jour même ;

 

Vu le mémoire adressé au Conseil le 5 septembre 2022 par Maître A, aux termes duquel elle fait valoir les moyens de défense de M. X et sollicite l’audition de Mme C, présidente du tribunal de Xxx, en qualité de témoin ;

 

 

Après avoir entendu :

 

-   le rapport de Mme Natalie Fricero;

 

- les explications de Mme C, présidente du tribunal de Xxx, en qualité de témoin, au moyen d’un système de visio-conférence ;

 

- les observations de M. Paul Huber, directeur des services judiciaires, représentant du garde des Sceaux, ministre de la justice, remplacé, pour une partie des débats, par Mme Soizic Guillaume, sous-directrice, assistés de Mme Emile Zuber, adjointe à la cheffe du bureau du statut et de la déontologie de cette même direction et de Mme Philippine Roux, rédactrice, qui a demandé le prononcé de la sanction disciplinaire de retrait des fonctions de juge d’instruction, assortie d’un déplacement d’office, sanctions préXs aux 2° et 3° de l’article 45 et à l’alinéa 2 de l’article 46 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, modifiée, portant loi organique relative au statut des magistrats ;

 

- les explications et moyens de défense de M. X, Maître A et M. B, M. X ayant eu la parole en dernier ;

A rendu la présente

 

 

DÉCISION

 

L’acte de saisine du garde des Sceaux, ministre de la justice, relève plusieurs griefs portant sur des manquements imputés à M. X, à savoir:

  • un manquement au devoir de son état, en particulier à son devoir de conscience professionnelle, qui comprend un devoir de compétence et de diligence, et au sens des responsabilités incombant à tout juge d’instruction, en ce qu’il aurait accumulé un retard croissant dans le traitement des procédures d’information dont il avait la charge en qualité de juge d’instruction, au mépris des attentes des justiciables et du bon fonctionnement de l’institution judiciaire, et ce en dépit des nombreuses mises en garde de ses supérieurs hiérarchiques ;
  • un manquement au devoir de son état, en particulier à son devoir de conscience professionnelle, qui comprend un devoir de compétence et de diligence, et au sens des responsabilités incombant à tout juge d’instruction, en ce qu’il aurait laissé s’écouler un délai excessif entre sa saisine et sa première intervention ou entre deux actes accomplis au cours de la procédure d’information, y compris dans des dossiers impliquant des personnes placées en détention provisoire, et ce en dépit des nombreuses demandes d’actes effectuées par le président de la chambre de l’instruction et la chambre de l’instruction elle-même, en ce qu’il aurait négligé le droit des personnes détenues à être entendues par leur juge d’instruction au minimum tous les quatre mois, et ce alors même qu’il avait une charge de travail modérée ;
  • un manquement au devoir de son état, en particulier à son devoir de conscience professionnelle, qui comprend un devoir de compétence et de diligence, au sens des responsabilités incombant à tout juge d’instruction, ainsi qu’aux devoirs de légalité et de délicatesse envers les justiciables, en ce qu’il aurait négligé le suivi des détentions provisoires en cours dans son cabinet, saisi tardivement ou oublié de saisir le juge des libertés et de la détention, et ce en dépit d’alertes effectuées par le greffe pénitentiaire, ces dysfonctionnements ayant eu pour conséquence la mise en liberté de nombreux détenus ou la détention arbitraire de mis en examen ;
  • un manquement aux devoirs de légalité et de délicatesse, en ce qu’il se serait affranchi du respect des droits reconnus aux victimes dans le cadre d’une information judiciaire ;
  • un manquement au devoir de loyauté, en ce qu’il se serait abstenu d’informer ses supérieurs hiérarchiques d’incidents graves concernant la gestion de détentions provisoires suivies au sein de son cabinet ;
  • une atteinte à l’image de l’institution judiciaire, en ce qu’il aurait persisté dans ces comportements connus de nombreux partenaires de l’institution judiciaire, notamment des services d’enquête et des avocats.

Selon les dispositions du premier alinéa de l'article 43 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée, « tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute disciplinaire ».

 

 

Sur les faits à l’origine de la poursuite disciplinaire

 

M. X a été installé le 1er septembre 2017 en qualité de juge d’instruction au tribunal de Xxx. Cette affectation est sa seconde après celle de juge au tribunal de grande instance d’Xxxxxx.

 

Le 17 avril 2020, le procureur général près la cour d’appel de Xxx a demandé au procureur de la République près le tribunal de Xxx d’ouvrir une enquête pénale à l’encontre de M. X pour des faits susceptibles de recevoir une qualification pénale, commis dans le cadre de sa vie privée.

 

Les 8 septembre et 21 novembre 2020, le procureur général près la cour d’appel de Xxx a saisi la direction des affaires criminelles et des grâces et la direction des services judiciaires de préoccupations relatives à la gestion, par M. X, de son cabinet d’instruction. Aux termes de son rapport, il a fait état de deux remises en liberté et d’une détention arbitraire, imputables, selon lui, aux carences et négligences du magistrat instructeur.

 

Le 17 décembre 2020, le premier président de la cour d’appel de Xxx a transmis à la direction des services judiciaires son analyse sur la manière de servir de M. X et a indiqué avoir saisi, les 14 et 21 septembre 2020, le président de la chambre de l’instruction dans le cadre de ses pouvoirs de surveillance dévolus par l’article 220 du code de procédure pénale.

 

Au regard de ces éléments, le 23 février 2021, le garde des Sceaux a saisi l’Inspection générale de la justice aux fins d’enquête administrative sur les manquements susceptibles d’être reprochés à ce magistrat, tant dans le cadre professionnel que dans le cadre de sa vie privée.

 

Le 12 avril 2021, à la suite du dépaysement de la procédure intervenu le 8 décembre 2020 à la demande du mis en cause, le procureur de la République près le tribunal de Xxxx a classé sans suite l’enquête pénale diligentée à l’encontre de M. X, pour absence d’infraction.

 

Aux termes de son rapport, déposé le 29 juillet 2021, la mission d’inspection a exclu que les faits relevant de la vie privée de M. X puissent constituer un quelconque manquement disciplinaire. En revanche, elle a relevé de nombreux manquements dans la manière de servir de M. X, allant au-delà des trois dossiers d’instruction précités dans lesquels des difficultés de gestion de la détention avaient initialement été mises à jour. Elle a notamment expliqué avoir objectivé un défaut de diligence général et persistant dans le traitement de ses dossiers, ayant entraîné un accroissement injustifié de son stock et un sensible accroissement des délais de traitement des dossiers dans ce cabinet, dès 2018, et ce malgré plusieurs alertes de sa hiérarchie. Elle a ajouté que ce manque d’investissement, souligné par certains magistrats du siège et du parquet de la juridiction, s’était également traduit, en raison d’erreurs procédurales ou de manque de diligence, par la mise en liberté de dix détenus entre le 26 juin 2020 et le 20 avril 2021, dont deux ayant été détenus arbitrairement, alors même que son cabinet ne comptait que vingt-sept détenus au 30 juin 2020.

 

C’est dans ces circonstances que, le 15 octobre 2021, le garde des Sceaux a saisi le Conseil supérieur de la magistrature de plusieurs manquements d’ordre professionnel imputés à M. X.

 

 

 

Sur les griefs et manquements

 

 

  1. Sur les manquements aux devoirs de l’état de magistrat et en particulier de conscience professionnelle, qui comprend un devoir de compétence et de diligence

 

1.1. Les griefs tirés de l’accumulation de retards, de l’accroissement des délais et de l’absence d’actes pendant de longues périodes

 

1.1.1. Le grief tiré de l’accumulation d’un retard croissant dans le traitement des procédures d’information judiciaire dont il avait la charge, en dépit des nombreuses mises en garde de ses supérieurs hiérarchiques

 

L’étude de plusieurs paramètres chiffrés figurant dans le rapport de l’Inspection révèle, de manière objectivée, un volume de dossiers en stock croissant (passant de 47 au 31 décembre 2017 à 70 en 2018 et 2019 et 96 en 2020 et 2021, soit un doublement du stock en trois ans) et un nombre de clôtures très modéré, en fléchissement important (passant de 39 en 2017 à 12 en 2018, 26 en 2019 et 13 en 2020). Dans les dossiers ne comportant pas de détenus, le délai entre le réquisitoire définitif et l’ordonnance de clôture dépasse une moyenne de six mois, bien au-delà du délai d’un mois prévu par les textes.

 

Par ailleurs, le décompte opéré par le président du tribunal correctionnel de 2018 à 2020 montre que M. X a renvoyé 36 dossiers devant le tribunal correctionnel, soit une moyenne annuelle de 12 dossiers. S’agissant de la Cour d’assises, le comptage effectué par la mission d’inspection met en évidence que M. X n’a, sur la même période, renvoyé que 6 dossiers (3 en 2018, 2 en 2019, 1 en 2020). 

 

Devant la mission d’inspection comme devant le rapporteur, M. X ne conteste pas les différents éléments chiffrés qui lui sont soumis et qui révèlent l’accumulation d’un retard croissant dans le traitement des procédures d’information judiciaire dont il avait la charge.

 

1.1.2. Le grief tiré de l’écoulement de délais excessifs entre sa saisine et sa première intervention ou entre deux actes accomplis au cours de la procédure d’information, y compris dans des dossiers impliquant des personnes placées en détention provisoire, et ce en dépit des nombreuses demandes d’actes effectuées par le président de la chambre de l’instruction et la chambre de l’instruction elle-même, ainsi que de la négligence du droit des personnes détenues à être entendues par leur juge d’instruction au minimum tous les quatre mois, et ce alors même qu’il avait une charge de travail modérée

           

La mission d’inspection relève, dans plusieurs dossiers, l’absence de tout acte d’instruction sur de longues périodes ayant, pour au moins deux d’entre eux, motivé des refus de prolongation de détention provisoire par le juge des libertés et de la détention. Ainsi, dans le dossier de M. D et M. E, mis en examen des chefs de violences volontaires aggravées et de séquestration, le président de la chambre de l’instruction a saisi la chambre de l’instruction en application des dispositions de l’article 221-3 du code de procédure pénale, aux fins d’examen de l’ensemble de la procédure. Par arrêt dit « de contrôle » en date du 8 décembre 2020, la chambre de l’instruction a enjoint à M. X d’effectuer diverses diligences dans le délai de cinq mois et a co-désigné un autre juge d’instruction pour suivre cette affaire. Le président de la chambre de l’instruction a indiqué à la mission d’inspection que c’était la première fois qu’il avait recours à cette procédure exceptionnelle.

 

Dans le dossier de M. F et M. G, mis en examen pour une affaire de trafic international d’ice le 29 août 2020, sans s’être expliqués sur le fond, le juge des libertés et de la détention a, le 20 avril 2021, refusé une seconde prolongation de la détention provisoire des intéressés, faute d’interrogatoire au fond depuis l’ouverture d’information et en l’absence de tout acte réalisé par le juge d’instruction depuis plus de quatre mois.

 

1.1.3. Discussion

 

Afin d’expliquer les difficultés d’ordre structurel développées au 1.1.1 et au 1.1.2, M. X fait valoir que :

  • si la magistrate qui l’a précédé a pris le soin d’apurer le cabinet avant son départ, les dossiers restants étaient les dossiers les plus complexes, nécessitant des investigations approfondies sur le plan international, et ce alors même qu’il débutait dans les fonctions de l’instruction ;
  • son souci constant d'une exigence de perfection, a pu, de l'extérieur, être perçu comme une forme de lenteur, voire de passivité, perception qu’il estime erronée ;
  • la présidente de la juridiction de l’époque lui avait indiqué que la juridiction correctionnelle était engorgée, de sorte qu’il était nécessaire de limiter le nombre de renvois ;
  • la crise sanitaire engendrée par la pandémie de la covid-19 l’a conduit à différer certains actes, ce qui a contribué à l’allongement du délai de ses instructions ;
  • il n’a reçu aucune alerte de la part de ses supérieurs hiérarchiques qui aurait pu le conduire à modifier ses pratiques ;
  • il a été déstabilisé par l’enquête pénale diligentée à son encontre par le procureur général près la cour d’appel de Xxx, pour des faits relevant de sa vie privée et n’ayant fait l’objet d’aucun dépaysement pendant plusieurs mois.

 

En premier lieu, il ressort tant des auditions réalisées dans le cadre de l’enquête administrative que des déclarations de l’intéressé que le cabinet d’instruction laissé par Mme H, magistrat instructeur l’ayant précédé, était parfaitement sain, que le stock était particulièrement raisonnable et que M. X a ainsi pu prendre ses fonctions au mois de septembre 2017 dans des conditions qu’il a lui-même qualifiées d’idéales. Il est également constant que M. X a été soumis à la même charge que les autres magistrats instructeurs au titre du service général et que les deux greffiers qui se sont succédé dans son cabinet étaient compétents et expérimentés. A supposer les dossiers restants dans son cabinet particulièrement complexes, M. X pouvait donc leur consacrer le temps nécessaire tout en conservant une charge de travail adaptée.

 

En deuxième lieu, si, au regard des déclarations de Mme C, entendue en qualité de témoin à l’audience, il n’est pas à exclure qu’il ait pu être suggéré à M. X de tenir compte des impératifs de l’audiencement correctionnel et que la crise sanitaire ait pu avoir un impact sur l’organisation des cabinets d’instruction de la juridiction, ces deux éléments ne sauraient à eux seuls expliquer le retard croissant dans le traitement des procédures d’information judiciaire, dont le stock a augmenté de manière exponentielle dès la première année d’exercice de l’intéressé en qualité de magistrat instructeur.

 

En troisième lieu, s’agissant des mises en garde hiérarchiques, les pièces versées aux débats démontrent que, dès le 7 octobre 2019, faisant suite à la transmission des notices du 1er semestre 2019, le président de la chambre de l’instruction a demandé à ce magistrat instructeur d’envisager le règlement dans 15 dossiers et la clôture de 4 dossiers, sur un stock de 70, soit 27%. Dans une correspondance en date du 28 mai 2020, relative à l’état semestriel du cabinet de M. X, le même président a demandé à l’intéressé d’opérer des actes, des rappels ou des reprogrammations dans 45 dossiers, soit près de la moitié des dossiers du cabinet, lequel comportait, au 31 mars 2020, 84 dossiers en cours. Le 9 juillet 2020, le président de la chambre de l’instruction a demandé à nouveau à M. X d’envisager la clôture de 8 dossiers et a relevé que 8 dossiers pouvaient faire l’objet d’une ordonnance de règlement. A cela s’ajoute l’arrêt dit « de contrôle » en date du 8 décembre 2020, précédemment évoqué. Au regard de ces éléments, il ne saurait être valablement soutenu que M. X n’a reçu aucune alerte préventive le mettant en mesure de redresser la situation. En tout état de cause, le devoir de diligence est une obligation déontologique qui s’impose à tout magistrat sans qu’il soit nécessaire de le lui notifier ou de le lui rappeler.

 

En quatrième lieu, si M. X a pu être légitimement déstabilisé par le fait, d’une part, qu’une enquête pénale ait été ouverte à son encontre pour des faits relevant de sa vie privée et que, d’autre part, celle-ci n’ait pas été dépaysée ab initio, force est de constater que certains des griefs visés aux 1.1.1 et 1.1.2 sont bien antérieurs au 17 avril 2020, date à laquelle l’enquête pénale a débuté.

 

S’agissant de la question spécifique des délais pour procéder à l’audition des personnes détenues, M. X souligne qu’il n’existe aucune disposition textuelle lui imposant de procéder à l’audition des mis en examen dans un délai déterminé et qu’en vertu des dispositions de l’article 148-4 du code de procédure pénale, à l'expiration d'un délai de quatre mois depuis sa dernière comparution devant le juge d'instruction et tant que l'ordonnance de règlement n'a pas été rendue, la personne détenue ou son avocat peut saisir directement d'une demande de mise en liberté la chambre de l'instruction.

 

Si l'article 148-4 du code de procédure pénale n'impose pas expressément au magistrat instructeur d'entendre, d'initiative, les mis en examen détenus tous les quatre mois s’ils ne le sollicitent pas, il n’en demeure pas moins que ceux-ci doivent l’être à échéances régulières, et d’autant plus fréquemment qu’ils sont privés de leur liberté. Or, il n’est nullement contesté que cet impératif n’a nullement été pris en compte par M. X dans la gestion de son cabinet.

 

Il s’ensuit que les griefs développés aux 1.1.1 et 1.1.2 sont caractérisés et qu’ils constituent autant de manquements aux devoirs de l’état de magistrat et en particulier de conscience professionnelle, qui comprend un devoir de compétence et de diligence que les justiciables sont en droit d’attendre.

 

 

1.2. Le grief tiré de la négligence dans le suivi des détentions provisoires et de la saisine tardive ou de l’omission de saisir le juge des libertés et de la détention, et ce en dépit d’alertes effectuées par le greffe pénitentiaire, ces dysfonctionnements ayant eu pour conséquence la mise en liberté de nombreux détenus ou la détention arbitraire de personnes mises en examen

 

Le rapport de l’inspection met en évidence des dysfonctionnements graves dans deux dossiers ayant conduit à la détention arbitraire de personnes mises en examen.

 

La première détention arbitraire, du 29 juillet au 25 août 2020, résulte d’une omission de saisine du juge des libertés et de la détention dans le dossier de M. I, mis en examen par M. X des chefs de viols aggravés, agressions sexuelles aggravées et tentative de corruption de mineur de quinze ans et placé sous mandat de dépôt criminel d’une durée d’un an. La situation pénale de cette personne a été affectée par la crise sanitaire et l’insécurité juridique découlant des ordonnances ayant prolongé automatiquement les détentions provisoires. Le 28 mai 2020, le greffe pénitentiaire a saisi par courriel M. X et a sollicité ses consignes concernant la prolongation de la détention de l'intéressé. Le magistrat n’a pas répondu à ce courriel et n’y a donné aucune suite. Le 24 août 2020, à 15 heures, la greffière du centre pénitentiaire a alerté à nouveau M. X par courriel sur l’absence de décision du juge des libertés et de la détention prolongeant la détention de M. I, de sorte que celui-ci se trouvait en situation de détention arbitraire depuis le 29 juillet 2020. M. X a alors sollicité les réquisitions du ministère public sur la remise en liberté, lesquelles lui sont parvenues le jour même, en fin d’après-midi. Ce n’est pourtant que le lendemain dans la matinée que M. X a rendu une ordonnance de mise en liberté sous contrôle judiciaire.

 

La seconde détention arbitraire, du 12 février au 20 avril 2021, résulte d’une erreur d’application d’une règle essentielle de la fonction de juge d’instruction dans le dossier de M. J, mis en examen des chefs d’homicide involontaire par conducteur avec plusieurs circonstances aggravantes, non-assistance à personne en danger, acquisition, offre et transport de stupéfiants.  M. X n’a en effet pas pris en compte la durée de détention provisoire subie par le mis en examen avant d’être placé sous contrôle judiciaire, cette mesure ayant été révoquée. Il a ainsi omis de décompter la durée de la détention initiale, soit 2 mois et 28 jours, de sorte que le juge des libertés et de la détention a été saisi à deux reprises d’une demande de prolongation de la détention provisoire à des dates erronées et la durée maximale du mandat de dépôt initial a été dépassée. Or, le 2 juin 2020 en début de matinée, le greffe pénitentiaire avait alerté M. X sur l’échéance proche de cette détention. Celui-ci avait répondu immédiatement au greffe que la détention était prorogeable sans procéder à la moindre vérification, ce qu’il a reconnu.

 

De surcroît, dans deux autres dossiers, des irrégularités dans la saisine du juge des libertés et de la détention ont conduit à des remises en liberté automatiques. En effet, dans un dossier de trafic d’ice entre les Etats-Unis d’Amérique et la Xxxxx, trois personnes, mises en examen et placées sous mandat de dépôt correctionnel le 4 mars 2020, expirant le 3 juillet 2020 à minuit, ont été remises en liberté, M. X n’ayant saisi le juge des libertés et de la détention que le 25 juin 2020, mettant ainsi ce dernier dans l’impossibilité de respecter le délai de convocation des conseils des mis en examen.  

 

Dans le dossier de M. K, mis en examen le 27 février 2020 des chefs de séquestration à l’égard de plusieurs personnes avec libération avant le septième jour, commise avec usage ou menace d’une arme, et de violences aggravées, placé sous mandat de dépôt correctionnel le même jour, lequel devait donc arriver à échéance le 26 juin 2020 à minuit, M. X a, le 8 juin 2020, signé une ordonnance de saisine du juge des libertés et de la détention aux fins de prolongation de la détention. Les 17 et 19 juin 2020, deux alertes ont été données à M. X par le greffe du centre pénitentiaire, doublées le 19 juin d’un courriel. Le 23 juin 2020, la greffière du centre pénitentiaire a contacté la greffière du juge des libertés et de la détention et a informé M. X de l’absence de convocation au débat contradictoire. Les recherches effectuées par le greffe de l’instruction ont finalement permis de retrouver l’ordonnance de saisine du juge des libertés et de la détention, classée dans la côte « actes en cours » du dossier de M. K. Le 26 juin 2020, M. X a donc dû rendre une ordonnance de mise en liberté sous contrôle judiciaire.

 

A l’instar des griefs développés au 1.1, M. X fait valoir qu’il a été fortement déstabilisé par l’enquête pénale initiée à son encontre. Toutefois, il dit regretter les détentions arbitraires et remises en liberté et en assumer, en tout ou partie selon les dossiers, la responsabilité.

 

S’il est exact que ces six situations de détention arbitraire et de remises en liberté automatiques se sont produites pendant la période où l’enquête pénale diligentée à l’encontre de M. X était en cours, ce simple fait ne saurait l’exonérer de sa responsabilité.

 

En outre, dans plusieurs dossiers, M. X a bénéficié d’alertes du greffe pénitentiaire qui, s’il les avait prises en compte, auraient pu permettre d’éviter à ces situations de se produire ou de perdurer.

 

Enfin, il apparaît que M. X a fait preuve, dans l’un des dossiers, d’une particulière légèreté, en ce qu’il a différé la remise en liberté d’un mis en examen détenu arbitrairement au lendemain, alors que l’obligation de diligence, qui incombe à tout juge d’instruction, garant des libertés individuelles, eût commandé qu’il l’ordonnât immédiatement, dès l’obtention des réquisitions du parquet dans l’après-midi.

 

Il s’ensuit que le grief tiré de la négligence dans le suivi des détentions provisoires et de la saisine tardive ou de l’omission de saisir le juge des libertés et de la détention, et ce en dépit d’alertes effectuées par le greffe pénitentiaire, est caractérisé.

 

Partant, à cet égard encore, M. X a manqué aux devoirs de son état, et en particulier à son devoir de conscience professionnelle, qui comprend un devoir de compétence et de diligence.

 

 

 

  1. Sur les manquements aux devoirs de légalité et de délicatesse envers les justiciables

 

M. X reconnaît lui-même avoir pris l’habitude de se dispenser d’aviser les victimes, dès le début de l’information judiciaire, de leur droit de se constituer partie civile et d’être assistées d’un avocat conformément à l’article 80-3 du code de procédure pénale jusqu’à ce que le président de la chambre de l’instruction ne lui enjoigne, dans un courrier en date du 11 février 2021, de procéder à cette formalité substantielle dans 29 dossiers de son cabinet. En effet, jusqu’alors, M. X convoquait les victimes en qualité de témoins et ne leur demandait qu’à l’issue de l’audition si elles souhaitaient se constituer partie civile, les privant de fait de leur droit à l’avocat lors de cette première audition. Il a indiqué, devant la mission d’inspection comme à l’audience, qu’il s’agissait d’une pratique bien ancrée dans la juridiction à son arrivée, principalement destinée à soulager le greffe.

 

De surcroît, dans une affaire concernant une personne poursuivie pour viol sur mineur, il est établi et reconnu que M. X a entendu une victime mineure sans qu’elle ne soit assistée d’un avocat, en violation des dispositions de l’article 706-51-1 du code de procédure pénale et que lors de la confrontation ultérieure, la victime n’était pas davantage assistée par un avocat. Ceci a conduit la chambre de l’instruction à sanctionner cette atteinte flagrante aux droits des victimes mineures en annulant l’audition et la confrontation ainsi que les actes subséquents.

 

Aussi, il résulte de ce qui précède que le manquement au devoir de légalité est caractérisé, l’allégation selon laquelle cette pratique était partagée par d’autres magistrats de la juridiction ne pouvant exonérer M. X de son obligation de garantir le respect de la règle de droit.

 

En revanche, cette pratique n’est pas, en elle-même, constitutive d’un manquement à la délicatesse, en l'absence de tout élément au soutien de ce qu’elle ait été mise en place dans l’intention de priver les victimes de leurs droits.

 

 

  1. Sur le manquement au devoir de loyauté

 

M. X a reconnu, tant devant la mission d’inspection et le rapporteur qu’à l’audience, ne pas avoir informé immédiatement le président de la chambre de l’instruction des incidents graves ayant émaillé la gestion des détentions provisoires, sauf dans le dossier de M. I. Le président de la chambre de l’instruction a confirmé avoir eu connaissance de ces dysfonctionnements par le procureur général.

 

M. X estime ne pas avoir manqué à son devoir de loyauté et avoir toujours voulu être transparent mais ne pas avoir jugé utile d’aviser le président de la chambre de l’instruction de situations dont celui-ci avait déjà été pu être avisé par d’autres canaux.

 

Il apparaît que le seul fait de ne pas aviser ses supérieurs hiérarchiques de tels incidents ne saurait, dans un contexte où ceux-ci en avaient été préalablement informés et où l’irrégularité avait déjà pris fin, constituer un manquement au devoir de loyauté.

 

Partant, ce grief sera écarté.

 

 

  1. Sur l’atteinte à l’image de l’institution judiciaire

 

Les insuffisances de M. X dans l’exercice de sa fonction de juge d’instruction ont eu pour conséquence de graves violations des libertés individuelles et des droits des victimes.

 

Malgré leur absence de médiatisation, elles constituent donc nécessairement, en raison de leur particulière gravité, une atteinte à la confiance et au respect que la fonction de magistrat doit inspirer et par là-même, une atteinte à l’autorité et à l’image de l’institution, tant à l’égard des justiciables que des partenaires de l’institution judiciaire.

 

Il s’ensuit que ce grief est caractérisé.

 

Sur la sanction

Les manquements qui peuvent être imputés à M. X révèlent une difficulté importante à gérer un cabinet d’instruction dans des conditions pourtant très favorables.

Ces manquements, qu’ils résultent d’un défaut d’investissement professionnel ou d’une procrastination excessive, ont eu des conséquences très dommageables, tant pour les personnes mises en examen arbitrairement détenues, parfois pendant plusieurs semaines, que pour le bon déroulement des informations concernées ou l’ordre public dans les dossiers où les personnes mises en examen ont été remises en liberté, faute de diligence du magistrat instructeur.

Cependant, il y a lieu de prendre également en compte le fait que ce jeune magistrat, qui avait donné entière satisfaction dans ses premières fonctions au tribunal judiciaire d’Xxxxxx, a pu être profondément déstabilisé par l’enquête pénale diligentée à son encontre par le procureur de la République près le tribunal de Xxx et l’absence de dépaysement de celle-ci pendant plusieurs mois. Ce n’est en effet qu’après que le collège de déontologie, saisi par M. X, eut considéré que la situation était « fonctionnellement insatisfaisante » que le procureur général de Xxx ordonnait le dépaysement de l’enquête qui fut alors classée sans suite pour absence d’infraction par le parquet de Xxxx. 

Au regard de ce qui précède, les fautes disciplinaires imputables à M. X présentent un caractère de gravité justifiant, dans le contexte de leur commission, la sanction disciplinaire de retrait des fonctions de juge d’instruction.

 

Les conséquences dommageables de ces fautes rendent en outre inenvisageable la poursuite de l’exercice professionnel de M. X dans sa juridiction actuelle.

 

Par conséquent, il convient de prononcer à l’encontre de celui-ci la sanction disciplinaire de retrait des fonctions de juge d’instruction, assortie d’un déplacement d’office, sanctions prévues aux 2° et 3° de l’article 45 et à l’alinéa 2 de l’article 46 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, modifiée, portant loi organique relative au statut des magistrats.

 

 

 

PAR CES MOTIFS,

 

 

Le Conseil,

Après en avoir délibéré à huis-clos, hors la présence de Mme Natalie Fricero, rapporteur ;

Statuant en audience publique, le 28 septembre 2022 pour les débats et le 12 octobre 2022, par mise à disposition de la décision au secrétariat général du Conseil supérieur de la magistrature ;

PRONONCE à l’encontre de M. X la sanction disciplinaire de retrait des fonctions de juge d’instruction, assortie d’un déplacement d’office, sanctions prévues aux 2° et 3° de l’article 45 et à l’alinéa 2 de l’article 46 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, modifiée, portant loi organique relative au statut des magistrats ;

La présente décision sera notifiée à M. X.

Une copie sera adressée à M. le garde des Sceaux, ministre de la justice.

 

 

 

La secrétaire générale adjointe

 

 

Lise Chipault

Le président

 

 

Christophe Soulard