Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège

Date
28/03/1996
Qualification(s) disciplinaire(s)
Manquement au devoir de probité (devoir de ne pas abuser de ses fonctions), Manquement au devoir de probité (obligation de préserver la dignité de sa charge), Manquement au devoir de probité (devoir de maintenir la confiance du justiciable envers l’institution judiciaire)
Décision
Révocation avec suspension des droits à pension
Mots-clés
Amnistie
Argent
Détournement de fonds
Travaux
Faux (factures)
Image de la justice
Probité
Abus des fonctions
Dignité
Institution judiciaire (confiance)
Révocation avec suspension des droits à pension
Juge d'instance
Fonction
Juge d'instance
Résumé
Détournements de fonds multiples effectués sur les dotations de fonctionnement d’un tribunal d’instance
Décision(s) associée(s)

Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni comme conseil de discipline des magistrats du siège, et siégeant à la Cour de cassation ;

Vu les articles 43 à 58 modifiés de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ;

Vu les articles 18 et 19 de la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature ;

Vu les articles 40 à 44 du décret n° 94-199 du 9 mars 1994 relatif au Conseil supérieur de la magistrature ;

Vu la dépêche du garde des sceaux, ministre de la justice, du 14 juin 1995, proposant au Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline, d’interdire temporairement à M. X, juge au tribunal de grande instance de V, chargé de l’administration du tribunal d’instance de W, l’exercice de ses fonctions ;

Vu la décision du Conseil supérieur de la magistrature, du 21 juin 1995, faisant droit à la demande ;

Vu la dépêche du garde des sceaux, ministre de la justice, du 2 août 1995, dénonçant au Conseil les faits motivant des poursuites disciplinaires à l’encontre de M. X, ainsi que les pièces jointes à la dépêche ;

Sur le rapport de M. Jean-Pierre Pech, premier président de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, membre du Conseil supérieur de la magistrature, désigné par ordonnance du 4 août 1995 ;

Après avoir entendu M. Marc Moinard, directeur des services judiciaires au ministère de la justice, assisté de M. Yannick Pressensé, magistrat à l’administration centrale du ministère de la justice ;

Après avoir entendu M. X en ses explications et moyens de défense ;

Après avoir entendu Maître Hubert Le Griel, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, en sa plaidoirie, M. X ayant eu la parole le dernier ;

L’affaire a été mise en délibéré et il a été annoncé que la décision sera rendue le 28 mars 1996, à 15 heures ;

Attendu qu’aux termes de l’article 43, alinéa 1, de l’ordonnance du 22 décembre 1958, modifiée, portant loi organique relative au statut de la magistrature : « Tout manquement, par un magistrat, aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité constitue une faute disciplinaire » ;

Attendu que le Conseil supérieur de la magistrature, réuni comme conseil de discipline des magistrats du siège, ne porte aucune appréciation sur les actes juridictionnels, lesquels relèvent de la conscience et du seul pouvoir du juge, sous réserve des voies de recours prévues par la loi en faveur des parties au litige ;

Les faits dénoncés à l’occasion de la présente instance disciplinaire consistent, d’une part, en des irrégularités administratives et budgétaires, d’autre part, en des malversations ;

A l’audience, le directeur des services judiciaires a fait valoir que la première série de faits reprochés à M. X est amnistiée en application de la loi du 3 août 1995 ; il abandonne, en conséquence, les poursuites relatives aux « irrégularités administratives et budgétaires » ;

M. X prend acte de l’abandon des poursuites de ce chef ;

Les malversations, toutes reconnues, sur lesquelles M. X s’est expliqué devant le rapporteur et à l’audience, ont été commises alors que l’intéressé était juge au tribunal d’instance de Z, chargé de l’administration de cette juridiction, fonctions exercées du 10 janvier 1985 au 4 septembre 1992 :

I - Travaux au domicile personnel

M. X a fait exécuter des travaux dans l’appartement, propriété de son épouse, où il habite avec sa famille à A ; il en a payé le montant sur les crédits de fonctionnement du tribunal d’instance de Z ; le montant total de ces travaux s’élève à 57 615,38 francs ;

A l’entreprise de menuiserie ..., il a demandé la fabrication de trois meubles de rangement, facturés pour 9 191 francs, le 24 mai 1989 ; la facture a été établie et portée au débit du tribunal d’instance de Z, à la demande de M. X : celui-ci a déclaré avoir précisé au commerçant que ces travaux étaient réalisés dans un appartement de fonctions ;

Par l’entreprise ..., il a fait percer une porte dans un mur porteur de son appartement ; deux factures ont été établies, le 20 novembre 1989 ; la première fait état de travaux de maçonnerie et de plâtrerie (28 641,90 francs) correspondant à la réalité du chantier exécuté ; la seconde facture concerne la réparation des caissons du plafond de la salle d’audience et le remplacement de 57 « tubes néon » dans cette salle (19 789,48 francs) ; M. X admet que la seconde facture est « fausse » et qu’il a demandé à l’entreprise de mentionner des travaux différents de ceux réalisés, à la fois, quant à leur nature et quant au lieu de leur exécution ;

II - Achats de matériel photographique et audiovisuel

Entre décembre 1985 et décembre 1991, M. X a fait établir, par le magasin « ... » de Z, quinze factures pour un montant total de 82 907,74 francs, mentionnant soit « travaux de reliure, montage et découpe », soit « travaux d’impression photos, reliure, montage et découpe » ;

Il s’agissait, en fait et pour l’essentiel, d’achat de matériels photographique et audiovisuel (téléviseurs, magnétoscopes, caméscopes, appareils photo), ainsi que d’albums de photos, de films et des frais de développement de ceux-ci ;

M. X reconnaît qu’il a demandé au commerçant d’établir de « fausses factures », tout en lui précisant que tout était destiné au personnel du tribunal ;

M. X ajoute que ces achats ont été effectués principalement pour son usage personnel et que certains matériels ont été donnés par lui à des tiers ;

III - Achats d’objets divers

a - La succursale de Z de la société Leroy Merlin a établi, entre novembre 1987 et février 1991, trente factures d’achat de matériel divers pour un montant total de 43 309,70 francs, toutes payées par le tribunal de Z ; il s’agit surtout d’outillage ; M. X évalue à 10 000 francs les matériels acquis pour son usage personnel ;

b - La quincaillerie ... a établi vingt-cinq factures, payées par le tribunal d’instance ; certains des achats correspondent à des dépenses personnelles de M. X : ainsi 35 mètres de drisse en nylon pour 38,96 francs (facture du 26 mai 1988) et deux jerricans pour 189,39 francs (factures des 15 avril 1988 et 22 juin 1988) étaient destinés au bateau de M. X, amarré à Perros-Guirec (Côtes d’Armor) ;

c - A la droguerie ..., M. X a acheté pour son usage personnel et fait payer par le tribunal une perceuse avec ses accessoires pour un montant de 9 277 francs ; dans la même droguerie qui vendait du carburant pour véhicules, M. X, à cinq reprises au moins, a pris de l’essence pour sa voiture en demandant au commerçant de mentionner faussement sur les factures des achats de sacs poubelle ; il évalue à 800 francs ces détournements ;

d - A la fin de l’année 1987, M. X a effectué des achats alimentaires pour des réceptions organisées au tribunal ; il explique qu’une partie des produits était livrée à la juridiction, l’autre prise chez le fournisseur était apportée par lui à son domicile personnel ; il rapportait ensuite certains produits ou certains d’entre eux au tribunal pour manifester sa générosité, en faisant croire qu’il les offrait à titre personnel ; il estime que la valeur des produits conservés définitivement à son domicile représente environ 1 000 francs ;

En définitive, les détournements reconnus par M. X représentent la somme de 161 828,87 francs ;

Sur un grand nombre de factures établies par les fournisseurs, M. X, en lieu et place du greffier en chef, même lorsque que le poste n’était pas vacant (l’emploi a été, il est vrai, sans titulaire pendant plusieurs mois et à plusieurs reprises), certifiait lui-même que la prestation avait été exécutée, ce qui lui permettait d’échapper à tout contrôle ;

Attendu qu’en utilisant, pour s’enrichir personnellement, les crédits de fonctionnement de la juridiction dont il avait en charge l’administration et en faisant établir par des fournisseurs de fausses factures afin de permettre ses détournements frauduleux, un juge manque à l’obligation d’honnêteté relevant de son état ;

Attendu que le justiciable est en droit d’attendre de son juge qu’il présente, en sa personne même, les qualités de probité qui seules le rendent digne d’exercer sa mission ;

Attendu que le comportement de M. X, manifesté moins de trois ans après sa nomination en qualité de juge, lui a fait perdre toute légitimité dans l’exercice du pouvoir de juger ;

Qu’il justifie une mesure de révocation, assortie de la suspension des droits à pension ;

Par ces motifs,

Vu les articles 45 et 46 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée ;

Donne acte au directeur des services judiciaires de ce qu’il déclare abandonner les poursuites visant les irrégularités administratives et budgétaires ;

Prononce à l’encontre de M. X la sanction de la révocation avec suspension des droits à pension ;

Dit qu’une copie de la présente décision sera adressée, pour servir à son information, à M. le premier président de la cour d’appel de Y.