Le Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du parquet

Date
19/10/2022
Qualification(s) disciplinaire(s)
Manquement au devoir de délicatesse, Manquement au devoir de prudence, Manquement au devoir d'impartialité, Devoir de fidélité au serment prêté, Manquement au devoir de fidélité au serment prêté (respect du secret professionnel), Manquement au devoir de probité (devoir de loyauté à l’égard de l’institution judiciaire)
Avis
Non-lieu à sanction disciplinaire
Mots-clés
manquement
attention porté à autrui
Prudence
Loyauté
Délicatesse
Impartialité
parquet
juridiction
Premier ministre
Garde des sceaux
conflits d’intérêts
décret de déport
contrôle de légalité
Avocat
transparence
Secret professionnel
Fonction
Procureur de la République financier honoraire
Résumé
Le Conseil supérieur de la magistrature a déclaré irrecevable l’exception d’illégalité de l’acte de saisine du Conseil supérieur de la magistrature soulevée par le magistrat poursuivi qui soutenait que le Premier ministre n’était pas compétent pour le saisir sur le fondement du décret n° 2020-1293 du 23 octobre 2020. En effet, en l’état actuel des textes, sa formation compétente à l’égard des magistrats du parquet, appelée à connaître, en vertu de l’alinéa 7 de l’article 65 de la Constitution, de l’éventualité d’infliger une sanction disciplinaire, ne constitue pas une juridiction. La question de la légalité de ce décret ne peut donc être soulevée devant lui. S’agissant de l’exception d’illégalité de la saisine de l’inspection générale de la justice par le garde des sceaux, ministre de la justice, d’une mission d’enquête administrative, le Conseil a considéré que celui-ci se trouvait dans une situation objective de conflit d’intérêts pour avoir déposé une plainte à l’encontre du magistrat poursuivi et avoir dénoncé publiquement, à plusieurs reprises, les méthodes employées par le parquet national financier. Toutefois, il a rejeté cette exception en considérant que cette situation de conflit d’intérêts n’avait pas eu d’incidence sur les conditions d’impartialité et de loyauté de l’enquête administrative menée. Les demandes de l’autorité de poursuite relatives aux deux premiers griefs reprochés n’ayant pas été soutenues à l’audience par le directeur des services judiciaires, le Conseil a dit n’y avoir lieu de se prononcer sur ces griefs. Sur le grief résultant de manquements déontologiques tenant à l’existence de deux situations potentielles de conflits d’intérêts, le Conseil a considéré que le magistrat poursuivi n’avait pas commis de manquements aux devoirs d’impartialité et de loyauté qui lui étaient reprochés au titre de la première situation évoquée, relative à la présence de sa fille dans un cabinet d’avocats dont un membre était mis en cause dans une procédure suivie par le parquet national financier. Ayant examiné l’intensité de l’interférence entre les intérêts en présence, il a estimé non établie l’existence de doutes raisonnables quant à la capacité de ce magistrat d’exercer ses fonctions en toute objectivité. S’agissant de la seconde situation, relative au contenu de conversations ayant eu lieu avec un avocat au sujet d’une procédure suivie par ce parquet, il a estimé que le manquement au devoir de secret professionnel reproché n’était pas établi. Il a retenu à l’encontre du magistrat poursuivi des manquements aux devoirs de prudence, d’impartialité et de loyauté mais a considéré, qu’en l’espèce, ces manquements n’atteignaient pas un niveau de gravité les rendant constitutifs de fautes disciplinaires, dès lors que la portée des informations échangées avec cet avocat, très limitées, relativisait l’importance de leur impact effectif au regard des principes applicables.

 

CONSEIL

SUPÉRIEUR DE LA MAGISTRATURE

 

Formation compétente à l’égard

des magistrats du parquet

 

 

AVIS MOTIVE

 

 

Dans la procédure mettant en cause :

 

Madame X,

Procureur de la République financier honoraire,

 

La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet,

 

Sous la présidence de M. Jean-Paul Sudre, avocat général honoraire à la Cour de cassation, président suppléant de la formation,

En présence de :

Mme Sandrine Clavel,                              

M. Yves Saint-Geours,                               

Mme Hélène Pauliat,                                

M. Georges Bergougnous,            

Mme Natalie Fricero,

M. Jean-Christophe Galloux,                               

M. Frank Natali,                                         

M. Olivier Schrameck,                   

Mme Jeanne-Marie Vermeulin,               

M. David Charmatz,                                  

Mme Isabelle Pouey,                                             

M. Jean-François Mayet,                           

Mme Dominique Sauves,                         

Mme Marie-Antoinette Houyvet,           

 

Assistés de Mme Sophie Rey, secrétaire générale du Conseil supérieur de la magistrature et de Mme Aurélie Vaudry, greffier principal ;

 

Vu l’article 65 de la Constitution ;

 

Vu l’ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958, modifiée, portant loi organique relative au statut de la magistrature, notamment ses articles 43 à 66 ;

 

Vu la loi organique n°94-100 du 5 février 1994, modifiée, sur le Conseil supérieur de la magistrature, notamment son article 19 ;

 

Vu le décret n°94-199 du 9 mars 1994, modifié, relatif au Conseil supérieur de la magistrature, notamment ses articles 40 à 44 ;

 

Vu la dépêche du Premier ministre du 26 mars 2021, reçue le 31 mars 2021, et les pièces annexées, saisissant le Conseil supérieur de la magistrature pour avis sur les poursuites disciplinaires diligentées à l’encontre de Mme X ;

 

Vu l’ordonnance du 6 avril 2021 désignant Mme Sandrine Clavel et Mme Jeanne-Marie Vermeulin, membres du Conseil, en qualité de rapporteures ;

 

Vu les dossiers disciplinaire et administratif de Mme X, préalablement mis à sa disposition ainsi qu’à celle de ses conseils ;

 

Vu l’ensemble des pièces jointes au dossier au cours de la procédure, dont Mme X et ses conseils ont reçu copie ;

 

Vu le rapport du 19 juillet 2022 déposé par Mme Sandrine Clavel et Mme Jeanne-Marie Vermeulin, dont Mme X a reçu copie ;

 

Vu la convocation adressée à Mme X le 19 juillet 2022 par LRAR dont elle a signé l’accusé de réception le 23 juillet 2022 ;

                                                                                           

 

Après avoir entendu, lors de l’audience publique des 26 et 27 septembre 2022 :

 

  • Mme Sandrine Clavel et Mme Jeanne-Marie Vermeulin, en leur rapport ;

 

  • M. Paul Huber, directeur des services judiciaires, assisté de Mme Emilie Zuber, magistrate, adjointe à la cheffe de bureau du statut et de la déontologie de cette direction, représentant la Première ministre, qui a conclu à l’existence de fautes disciplinaires commises par Mme X et au non-lieu à sanction à son encontre ;

 

  • Mme X, assistée de Maîtres A, B et C, avocats au barreau de Xx, Mme X ayant eu la parole en dernier ;

 

  • M. D et Mme E, témoins cités par la défense ;

 

 

 

A rendu le présent

AVIS

 

 

L’acte de saisine du Premier ministre relève à l’encontre de Mme X :

 

  • un doute sérieux sur la mise en œuvre de l’obligation de signalement au parquet général de l’enquête préliminaire 306, susceptible de constituer un défaut de loyauté ;
  • des défaillances managériales susceptibles de caractériser un manquement à l’obligation de délicatesse, d’attention à autrui et de loyauté à l’égard de ses subordonnés ;
  • de graves manquements déontologiques tenant à l’existence de situations potentielles de conflits d’intérêts susceptibles de constituer un manquement aux obligations d’impartialité, de loyauté à l’égard des magistrats chargés des affaires en question, d’atteinte au respect du secret professionnel et à la prudence dont doit faire preuve un chef de parquet.

                                                                                           

Avant toute défense au fond, Mme X a conclu à l’illégalité, d’une part, de la saisine du Conseil par le Premier ministre, et, d’autre part, de la saisine préalable de l’Inspection générale de la justice par le garde des sceaux, ministre de la justice.

 

Le Conseil a joint au fond l’examen de ces exceptions.

 

SUR LES EXCEPTIONS DE procédure

 

 

Le contexte procédural

Il résulte du dossier de la procédure que le 4 mars 2014, soit quelques semaines seulement après la création du parquet national financier, le 1er février 2014, une enquête préliminaire, dite « W », était ouverte pour violation du secret professionnel par Mme F, substitut. Cette enquête préliminaire, confiée à M. G, premier vice-procureur financier et à Mme H, procureur de la République financier adjoint, présentait un lien de connexité avec une information judiciaire, dite « WW », ouverte le 26 février 2014, mettant en cause un ancien président de la République, M. K, son avocat, Me J, et un premier avocat général à la Cour de cassation, M. I dans le cadre d’un possible trafic d’influence. Ces deux dossiers étaient eux-mêmes adossés à un dossier d’instruction dit « WWW » conduit par deux juges d’instruction depuis avril 2013.

 

L’enquête préliminaire W visait à rechercher et identifier la personne qui avait avisé Me J, le 25 février 2014, de la mise en place d’interceptions téléphoniques dans le cadre de l’information WW. Elle comportait notamment des investigations relatives à l’identification des numéros appelés et appelants concernant les lignes téléphoniques de plusieurs avocats du barreau de Xx, dont Me J et Me L. Le cours de cette enquête s’est poursuivi au sein du parquet national financier jusqu’à son classement sans suite, le 4 décembre 2019.

Le 30 juin 2020, Me L et Me J déposaient plainte des chefs d’atteinte à l’intimité de la vie privée et violation du secret professionnel, après avoir pris connaissance des investigations menées à l’initiative du parquet national financier.

Par lettre de mission du 1er juillet 2020, Madame M, garde des sceaux, ministre de la justice, saisissait l’Inspection générale de la justice aux fins de conduire une inspection de fonctionnement sur cette enquête préliminaire W.

Me L était nommé garde des sceaux, ministre de la justice, le 6 juillet 2020.

Le rapport relatif à l’inspection de fonctionnement était remis le 15 septembre 2020.

Par lettre de mission du 18 septembre 2020, la directrice de cabinet du garde des sceaux, ministre de la justice, saisissait l’Inspection générale de la justice aux fins de conduire une enquête administrative concernant trois magistrats du parquet national financier ayant été en charge de l’enquête W : Mme X, procureur de la République financier honoraire, Mme H, procureur de la République financier adjoint et M. G, premier vice-procureur financier.

Puis, était publié, le 24 octobre 2020, le décret n° 2020-1293 du 23 octobre 2020, pris en application de l’article 2-1 du décret n° 59-178 du 22 janvier 1959 relatif aux attributions des ministres, aux termes duquel le Premier ministre exercerait, notamment, les attributions du garde des sceaux, ministre de la justice, concernant les « actes de toute nature » … « relatifs à la mise en cause du comportement d’un magistrat à raison d’affaires impliquant des parties dont [celui-ci] a été l’avocat ou dans lesquelles il a été impliqué ».

Le Conseil supérieur de la magistrature était saisi de la présente procédure au visa du décret précité du 23 octobre 2020.

 

Sur l’illégalité de l’acte de saisine du Conseil par le Premier ministre

 

Mme X soulève l’illégalité de l’acte de saisine du Conseil supérieur de la magistrature au motif que le Premier ministre n’était pas compétent pour saisir le Conseil, le décret de déport précité ne pouvant lui permettre d’engager des poursuites disciplinaires à l’encontre des magistrats, s’agissant d’une compétence spéciale confiée au garde des sceaux, ministre de la justice, par l’ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature. Elle ajoute que ce transfert de compétence méconnaîtrait la hiérarchie des normes.

Si la légalité d’un décret par rapport à une loi organique peut être utilement contestée devant les juridictions administratives, et dans certaines hypothèses, devant le juge judiciaire, une institution dotée d’un simple pouvoir d’avis ne peut effectuer un tel contrôle.

En effet, lorsque le Conseil supérieur de la magistrature, dans sa formation compétente à l’égard des magistrats du parquet, est appelé à connaître, en vertu de l’alinéa 7 de l’article 65 de la Constitution, de l’éventualité d’infliger une sanction disciplinaire, il ne dispose d’aucun pouvoir de décision et se borne à émettre un avis à l’autorité compétente sur le principe du prononcé d’une sanction disciplinaire et, s’il y a lieu, sur son quantum, aucune sanction ne pouvant être prononcée sans cet avis, en application de l’article 59 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature. Ainsi, en l’état actuel des textes, le Conseil ne peut que constater qu’il ne constitue pas une juridiction.

 

Dès lors, la question de la légalité du décret précité, pour sérieuse qu’elle puisse paraître, ne peut utilement être soulevée devant lui.

En conséquence, l’exception sera déclarée irrecevable.

Sur l’illégalité de la saisine de l’Inspection générale de la justice par M. L, garde des sceaux, ministre de la justice

Mme X soutient que le garde des sceaux, ministre de la justice, a délibérément méconnu les dispositions applicables aux conflits d’intérêts résultant de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, en saisissant l’Inspection générale de la justice d’une mission d’enquête administrative la concernant, dès lors qu’il se trouvait en situation de conflit d’intérêts pour :

- avoir déposé une plainte pénale, le 30 juin 2020, en sa qualité d’avocat, des chefs d’atteinte à l’intimité de la vie privée et violation du secret professionnel à la suite des investigations menées à l’initiative du parquet national financier dans le cadre de l’enquête préliminaire 306 ;

- n’avoir jamais caché ses liens de grande proximité et d’amitié avec Me J, avocat de M. K, et poursuivi en même temps que celui-ci à l’initiative du parquet national financier ;

- assisté plusieurs des clients de son cabinet impliqués dans des enquêtes suivies par le parquet national financier ;

- tenu publiquement, en sa qualité d’avocat puis de ministre, des propos désobligeants à l’égard des magistrats du parquet national financier.

En ordonnant, le 18 septembre 2020, une enquête administrative à l’encontre de Mme X, par l’intermédiaire de sa directrice de cabinet, après avoir déposé une plainte le 30 juin 2020 à la suite des investigations menées à l’initiative du parquet national financier et avoir dénoncé publiquement, à plusieurs reprises, les méthodes employées par les membres de ce parquet, le garde des sceaux, ministre de la justice, s’est trouvé dans une situation objective de conflit d’intérêts qui est à l’origine du décret de déport du 23 octobre 2020 précité, fondement de l’intervention du Premier ministre en qualité d’autorité de saisine du Conseil.

Cependant, cette situation de conflit d’intérêts n’a pas eu d’incidence sur les conditions d’impartialité et de loyauté dans lesquelles les inspecteurs ont accompli leur mission, Mme X, ne contestant d’ailleurs pas, dans ses dernières écritures, la façon dont l’enquête a été menée.

Dans ces conditions, l’exception soulevée de ce chef sera rejetée.

 

SUR LE FOND

Selon les dispositions du premier alinéa de l’article 43 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée : « Tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute disciplinaire ».

 

Sur les faits à l’origine des poursuites disciplinaires

Le contexte professionnel

Par décret du 30 janvier 2014, Mme X était nommée procureur de la République national financier. Elle était installée dans ce poste le 1er février 2014, en même temps que quatre autres magistrats.

Elle était admise à la retraite, par arrêté du 11 mars 2019, à compter du 13 avril 2019, avec maintien en fonction jusqu’au 30 juin 2019.

Il résulte des conclusions du rapport de l’inspection de fonctionnement précité de septembre 2020 que le parquet national financier, dont les effectifs ont crû significativement et dont la montée en charge des affaires a été progressive « a, par son action, rempli les objectifs assignés lors de sa constitution, à savoir lutter efficacement contre les atteintes à la probité et la délinquance économique et financière de très grande complexité […] Il a ainsi acquis une visibilité internationale de nature à conforter l’image d’efficacité et de rigueur de la France dans son champ d’intervention ».

Pour autant, ce rapport relevait un fonctionnement cloisonné ainsi qu’un manque de transversalité et un déficit de communication interne entravant la cohésion d’équipe et l’implication de ses membres dans une dynamique collective.

A ce titre, l’enquête administrative et la procédure disciplinaire ont mis en évidence l’existence d’oppositions internes à la cheffe de parquet principalement caractérisées par des tensions professionnelles manifestes entre Mme X et M. G qui ont débuté dès les premières semaines du fonctionnement du parquet national financier, notamment à l’occasion du traitement initial de la procédure WW précitée. En effet, M. G a reproché à sa cheffe de parquet d’avoir hésité pendant plusieurs jours avant d’ouvrir une information judiciaire au détriment, selon lui, de la confidentialité qu’une réaction plus rapide aurait pu préserver.

Il résulte des constats opérés que plusieurs sujets ont cristallisé ces tensions : l’appréciation négative portée par Mme X sur la qualité des productions écrites de M. G et les corrections qu’elle y a apportées ou fait apporter ; l’attribution ou la redistribution du suivi de dossiers politiquement sensibles au sein du parquet national financier ; l’expression par M. G de critiques à l’encontre de sa cheffe de parquet, principalement au sein du parquet national financier, voire à l’extérieur de celui-ci, tant sur sa compétence que sur sa gestion des ressources humaines ; l’expression de critiques émanant de Mme X à l’encontre de M. G ainsi qu’à l’égard de Mme H ; l’existence d’analyses divergentes sur le traitement de certaines procédures menées au sein du parquet national financier.

De profondes différences de perception par les membres du parquet national financier des causes de ces tensions ont été clairement mises en évidence au cours de l’enquête disciplinaire.

Sur le grief résultant d’un doute sérieux sur la mise en œuvre de l’obligation de signalement au parquet général de l’enquête préliminaire 306, susceptible de constituer un défaut de loyauté 

 

La demande du Premier ministre n’étant plus soutenue à l’audience par le directeur des services judiciaires, il n’y a pas lieu de se prononcer sur ce grief.

 

Sur le grief résultant de défaillances managériales susceptibles de caractériser un manquement à l’obligation de délicatesse, d’attention à autrui et de loyauté à l’égard de ses subordonnés

 

La demande du Premier ministre n’étant plus soutenue à l’audience par le directeur des services judiciaires, il n’y a pas lieu de se prononcer sur ce grief.

 

Sur le grief résultant de graves manquements déontologiques tenant à l’existence de situations potentielles de conflits d’intérêts susceptibles de constituer un manquement aux obligations d’impartialité, de loyauté à l’égard des magistrats chargés des affaires en question, d’atteinte au respect du secret professionnel et à la prudence dont doit faire preuve un chef de parquet.

Il résulte des dispositions de l’alinéa 1 de l’article 7-1 de l’ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958, modifiée, portant loi organique relative au statut de la magistrature, précitée, que : « Les magistrats veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement les situations de conflit d'intérêts ». L’alinéa 2 de cet article, reprenant les termes de l’article 2 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique dispose : « Constitue un conflit d'intérêts toute situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction ».

Les deux situations alléguées de conflits d’intérêts

La première situation de conflit d’intérêts

Le 22 mai 2014, sur réquisitions du parquet national financier, une information judiciaire était ouverte contre personne non dénommée des chefs de délits d’initiés et recels suite à une enquête menée par l’Autorité des marchés financiers (AMF). Par un rapport adressé au parquet général le 16 avril 2015, rédigé par les deux magistrats chargés de la procédure, MM. N et O, vice-procureurs de la République financiers, et signé par Mme X, il était fait état de l’hypothèse formulée par l’AMF selon laquelle serait impliqué dans ce réseau, en qualité d’informateur, Me P.

Or, il résulte de l’enquête administrative et de l’enquête disciplinaire que la fille de Mme X a travaillé, de janvier 2014 à septembre 2019, en qualité d’avocate stagiaire puis de collaboratrice, au sein du cabinet d’avocats dans lequel Me P avait la qualité d’associé.

Lors de son audition dans le cadre de l’enquête administrative et devant les rapporteures du Conseil, M. N relatait qu’il avait fortuitement appris, peu après la rédaction du rapport précité, que Mme X avait planifié un déjeuner avec l’épouse de cet avocat, en raison du souhait de cette dernière d’intégrer la magistrature.

Alertée par M. N et M. O sur la difficulté de déjeuner avec l’épouse d’un avocat impliqué dans un dossier suivi par le parquet national financier, Mme X avait invoqué l’existence d’un « Chinese wall », ce qu’ils avaient interprété comme une manière de les rassurer sur tout risque de fuite, puis, le lendemain de leur entretien, les avait avisés de l’annulation de ce déjeuner.

Peu de temps après, M. N, ayant appris l’appartenance de la fille de Mme X au même cabinet que celui dont Me P était membre, avait révélé cette situation à plusieurs collègues du parquet national financier. Ultérieurement, ayant appris que cette information était sortie du parquet national financier, trois d’entre eux avaient fait une démarche auprès de Mme X pour l’en aviser. Celle-ci, affectée par cette mise en cause, n’évoquait cependant pas cette situation avec les magistrats de son parquet chargés du suivi de l’information judiciaire.

Ceux-ci ont déclaré au cours de l’enquête disciplinaire que Mme X s’était abstenue de toute intervention dans cette affaire. Ainsi que M. O l’a précisé dans son audition : « Je souhaite insister sur le fait qu’à aucun moment je n’ai constaté une quelconque ingérence ou interférence de Mme X dans cette procédure ». M. N a affirmé pour sa part qu’elle ne s’était à aucun moment renseignée sur le contenu de ce dossier.

Mme X s’est vigoureusement défendue de tout conflit d’intérêts. Précisant qu’elle n’avait rencontré Me P qu’à deux reprises et qu’elle avait nécessairement fait le lien avec le cabinet où travaillait sa fille à la lecture du rapport précité, elle soulignait que la situation de celle-ci, membre d’un cabinet de plus de 180 avocats, ne dépendait absolument pas de celle de Me P dont elle n’était pas la collaboratrice. Elle ajoutait qu’elle n’était jamais intervenue dans le suivi de cette affaire dans laquelle son action s’était limitée à signer deux rapports au parquet général rédigés par les vice-procureurs précités. A cet égard, elle confirmait que ce positionnement était celui qu’elle observait dans la direction et le suivi des affaires de son parquet : « Je n’intervenais jamais dans le cours de l’enquête, c’était le rôle de mes collègues. Je ne travaillais que sur les travaux finis pour arbitrer les décisions. C’est une règle à laquelle je n’ai jamais dérogé. Je n’intervenais jamais dans les procédures ».

En outre, elle précisait que Me P n’avait jamais été mis en examen ni placé sous le statut de témoin assisté dans cette affaire, concluant qu’elle n’avait pas vu matière à informer ses collègues d’une situation dans laquelle elle n’avait vu aucune interférence entre intérêts publics et privés.

Le Conseil rappelle que l’allégation d’une situation de conflit d’intérêts implique d’examiner l’intensité de l’interférence « de nature à influencer, ou à paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction » pour déterminer si elle est suffisamment forte pour soulever des doutes raisonnables quant à la capacité du responsable public d’exercer ses fonctions en toute objectivité.

En l’espèce, il considère que ces doutes raisonnables ne sont pas établis.

D’une part, la seule appartenance de la fille de Mme X au cabinet d’avocats, numériquement important, dont Me P était l’associé, à défaut de tout élément établissant un lien de proximité entre eux ou entre l’intéressé et Mme X, ne caractérise pas les doutes requis. D’autre part, le positionnement de Mme X dans le suivi de ce dossier, conforme à celui adopté par elle pour l’ensemble des enquêtes conduites au sein du parquet national financier, écarte également tout doute sur l’objectivité requise de l’intéressée.

Les manquements aux devoirs d’impartialité et de loyauté reprochés à Mme X, au titre de cette première situation, ne sont donc pas établis.

Pour autant, il peut être légitimement regretté que Mme X n’ait pas mis à profit les deux alertes reçues sur cette situation pour faire preuve à l’égard des magistrats du parquet national financier d’une transparence totale et préventive, de nature à éviter la naissance de soupçons, et contribuer ainsi à maintenir, voire renforcer la confiance de ses collègues envers elle. Il résulte en effet de l’enquête disciplinaire que ce manque de transparence a contribué à affaiblir cette confiance pour une partie des membres de ce parquet.

La seconde situation de conflit d’intérêts

Des écoutes téléphoniques étaient ordonnées, début juin 2019, dans le cadre d’une enquête préliminaire incidente ouverte par le parquet national financier, le 27 novembre 2018, du chef de détournement de fonds publics par une personne chargée d’une mission de service public. Cette enquête concernait les conditions d’emploi de certains collaborateurs, trop âgés pour être encore employés, notamment au sein du cabinet du maire de Xxx. Ces faits avaient été révélés dans le cadre d’une première enquête, ouverte par le parquet national financier le 9 janvier 2018, ayant pour cadre l’activité du SAMU social de Xxx.

Ces écoutes révélaient, à l’occasion de conversations entre un haut fonctionnaire des services de la ville de Xxx et un avocat, Me R, qui n’avait aucun titre à intervenir dans cette enquête incidente, que celui-ci alléguait s’être entretenu de cette affaire avec Mme X lors d’une conversation téléphonique survenue le dimanche 2 juin 2019, vers 21h30, sur la ligne du domicile de l’intéressée. Selon les propos tenus par Me R, celle-ci lui aurait fourni des renseignements sur l’évolution de la procédure précitée et sur des opérations à venir dans des enquêtes suivies par le parquet national financier. Il ajoutait qu’il lui avait proposé de déposer une lettre d’explications au nom du maire de Xxx arguant de la régularisation de la situation litigieuse relevant de la procédure incidente.

Informés de ces éléments, M. S et M. T, vice-procureurs financiers en charge du suivi de l’enquête, avisaient directement la procureure générale près la cour d’appel de Xx des éléments résultant de ces interceptions téléphoniques lors d’un entretien avec elle, le 7 juin 2019, et lui adressaient un rapport circonstancié le 11 juin suivant.

Il apparaissait également que Mme X, outre la conversation précitée du 2 juin 2019, avait reçu la visite de Me R dans son bureau, le 17 mai 2019, au cours de laquelle ils avaient eu un échange sur la procédure incidente mais qu’elle n’avait informé MM. S et T ni de l’existence ni de la teneur de ces contacts.

Dès le 11 juin 2019, la procureure générale recevait Mme X sans toutefois établir de compte rendu d’entretien. Cet entretien était suivi d’une rencontre entre MM. S, T et Mme X, à l’initiative de cette dernière, au terme de laquelle il était décidé d’ouvrir une information judiciaire sur le volet « personnes âgées » des affaires marseillaises.

Entendus au cours de l’enquête disciplinaire, MM. S et T confirmaient que Mme X leur avait exprimé ses regrets de ne pas les avoir informés de ses contacts avec Me R et qu’elle regrettait également la teneur des propos échangés avec lui.

Il résulte du rapport adressé le 14 juin 2019 par la procureure générale au directeur des services judiciaires que Mme X avait admis la matérialité de ses contacts avec Me R au sujet de la procédure incidente précitée, en précisant qu’elle entretenait une relation amicale mais lointaine avec cet avocat qu’elle tutoyait, et qu’elle avait fait preuve d’imprudence en évoquant des échéances à venir dans des affaires particulières.

La procureure générale précisait que si elle avait envisagé une procédure d’avertissement à l’encontre de Mme X, elle y avait renoncé en raison de l’imminence du départ à la retraite de l’intéressée

Toutefois, le 12 juillet 2019, la procureure générale, saisie de nouvelles retranscriptions d’écoutes téléphoniques entre les mêmes interlocuteurs marseillais faisant référence aux contacts ayant eu lieu avec Mme X, saisissait le procureur de la République de Xx aux fins d’enquête incidente. Cette enquête pénale des chefs de violation du secret professionnel et trafic d’influence, menée à la suite de son dépaysement sous l’égide du procureur de la République de xxxx, a fait l’objet d’un classement sans suite, le 23 décembre 2020, au motif de l’insuffisante caractérisation des infractions.

Il résulte des auditions réalisées au cours de l’enquête disciplinaire, de l’enquête pénale classée sans suite, versée au dossier, et des débats à l’audience que Mme X a reconnu l’existence de ses contacts avec Me R. S’agissant de la conversation du 2 juin 2019, dont elle qualifiait le contenu de « généralité affligeante », elle affirmait n’avoir transmis à cet avocat aucune information sur les affaires suivies par le parquet national financier qui ne soit déjà publique. Elle reconnaissait également qu’il avait évoqué la possibilité d’une régularisation de la procédure incidente précitée mais que cela ne lui avait pas semblé suffisamment important pour en informer les magistrats de son parquet en charge du suivi de ce dossier. Elle considérait que ses relations avec Me R ne caractérisaient aucunement l’existence d’un conflit d’intérêts. Elle ajoutait qu’elle n’avait commis aucune imprudence lors de ses contacts avec lui, ayant régulièrement des relations professionnelles avec des avocats dans le cadre des dossiers financiers suivis au sein du parquet national financier.

Elle contestait en outre avoir reconnu une quelconque imprudence devant la procureure générale et n’adhérait pas au récit fait de l’entretien tenu le 11 juin 2019 par les magistrats en charge du dossier de la procédure incidente précitée.

Le Conseil estime qu’au vu des éléments du dossier de la procédure et des investigations menées au plan pénal ayant conduit au classement sans suite de la procédure en l’absence de caractérisation d’une quelconque infraction, il ne peut être reproché à Mme X d’avoir commis la violation du secret professionnel qui lui est reprochée.

Pour autant, s’agissant de ses relations avec Me R, il apparaît que Mme X n’a pas fait preuve de la prudence et des exigences d’apparence d’impartialité requises compte tenu des relations amicales qu’elle entretenait avec lui, quand bien même les échanges avec les avocats faisaient partie du quotidien habituel de la cheffe du parquet national financier. Ainsi, elle n’a pas vérifié si l’intéressé avait un titre quelconque à intervenir dans le volet incident des affaires xxx en cours et s’est départie dans ses échanges avec lui de la nécessaire rigueur que l’existence préalable d’une relation amicale aurait dû générer.

Son attitude caractérise également un manquement déontologique au devoir de loyauté à l’égard des magistrats de son parquet chargés de la procédure auxquels elle ne s’est pas ouverte de ses contacts avec Me R ni des éléments en discussion avec lui sur les perspectives de la réception d’un éventuel courrier confirmant la régularisation de la situation, préalable à une éventuelle décision de classement sans suite.

Pour autant, le Conseil estime, en l’espèce, que ces manquements déontologiques n’atteignent pas un niveau de gravité les rendant constitutifs de fautes disciplinaires.

En effet, les éléments recueillis sur le contenu et la portée de ces conversations établissent que les seules informations échangées avec Me R portaient sur l’existence d’une procédure incidente et sur des perspectives, éventuelles et non matérialisées en l’espèce, de l’envoi d’un courrier de régularisation de la part des mis en cause. La portée de ces informations, très limitées, relativise l’importance de leur impact effectif sur le déroulement normal de la procédure au regard des principes applicables.

Quand bien même cet épisode est intervenu dans les toutes dernières semaines de sa présence à la tête du parquet national financier, il apparaît toutefois particulièrement regrettable que Mme X n’ait pas manifesté la transparence et la confiance requises dans ses relations avec les deux magistrats de son parquet en charge de cette procédure. Cela constitue un manque de communication évident et une erreur de jugement de l’intéressée sur la nécessité de les tenir informés d’échanges dont elle a minimisé l’intérêt.

En conséquence, la formation disciplinaire du Conseil considère qu’en l’absence de toute faute disciplinaire commise par Mme X, il n’y a pas lieu à sanction.

 

PAR CES MOTIFS,

 

 

La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l’égard des magistrats du parquet, statuant en matière disciplinaire,

 

Après en avoir délibéré à huis clos, hors la présence de Mme Sandrine Clavel et Mme Jeanne-Marie Vermeulin, rapporteures désignées ;

Déclare irrecevable l’exception d’illégalité de la saisine du Conseil supérieur de la magistrature par le Premier ministre ;

Rejette l’exception d’illégalité de la saisine de l’Inspection générale de la justice par le garde des sceaux, ministre de la justice ;

 

Emet l’avis que Mme X n’a commis aucune faute disciplinaire ;

 

Emet en conséquence l’avis qu’il n’y a pas lieu de prononcer une sanction disciplinaire à l’encontre de Mme X ;

 

Dit que le présent avis sera adressé à Mme X, ainsi qu’à ses conseils et qu’il sera transmis à Mme la Première ministre.

 

 

Fait et délibéré à Paris, le 19 octobre 2022.

 

 

La secrétaire générale,                                                       Le président,

 

 

 

 

Sophie Rey                                                              Jean-Paul Sudre